Yvonne Baby (1929-2022)

 

Tout le monde votait à gauche, en ce temps-là. Yvonne le faisait avec les gestes gracieux de la grande dame qu’elle allait devenir. Son beau-père, l’historien de cinéma Georges Sadoul, l’incitait à voter communiste. Sa mère remariée, l’exaltée Ruta Sadoul, l’y enjoignait. Son père, l’universitaire Jean Baby exclu du Parti dont il dénonçait l’autoritarisme, la laissait libre de ses choix. Mais voter Guy Mollet ? Tout de même pas.

Pour l’instant, elle était un petit chaperon rouge qui faisait ses armes dans Femmes françaises ou quelque titre de ce genre. Elle écrivait bien déjà, même si faire court lui coûtait. Elle avait été à bonne école : celle de Jean Baby pour l’honnêteté intellectuelle, de Sadoul, pour l’érudition, et de Jean de Baroncelli, critique de cinéma au Monde, pour l’élégance du style, la mesure et un brin de scepticisme. Pourquoi Baroncelli ? Un jour, Yvonne interviewe Sophie Desmarets. Sophie la trouve marrante, en parle à Jean, son mari. Qui rencontre le petit chaperon rouge et, conquis, devient sa mère-grand. Seulement, pour entrer au Monde, il faut montrer patte blanche. On l’essaie, on l’engage comme pigiste, une chance extraordinaire, mais comme c’est long pour signer de son nom en toutes lettres… Personne ne pensait alors que la petite jeune fille deviendrait un jour chef du service culture, première femme cheffe au Monde, seule femme à se retrouver dès potron minet dans le bureau du Directeur pour la conférence du matin, tous debout en cercle selon la tradition.

 De mon côté, j’écrivais dans la revue Cinéma 64, puis aux Nouvelles littéraires. Nous nous retrouvions donc dans les projos ou les festivals, à Venise, à Cannes, aux journées Truffaut à Annecy, à Tours au court-métrage. Nous avions le même âge, une origine et une formation différentes mais la même avidité de cinéma et la même timidité. Nous logions dans les mêmes hôtels et ne nous quittions guère. Faire les festivals, surtout pour un quotidien, tient de l’épreuve sportive. Cela ne gênait pas Yvonne qui avait été championne universitaire de course à pied, ce qui avait modelé ses jambes au temps où les mini-jupes allaient faire fureur.

J’avais une mission : le perfectionnisme d’Yvonne la mettait en retard pour lancer la copie. Mon rôle consistait à lui arracher son papier et sa cigarette pour courir ensemble (elle plus vite que moi) au bureau du télex qui fermait à une heure précise même si le garçon était tombé amoureux d’Yvonne. Évidemment.

Quand mon ami l’écrivain, François-Regis Bastide, a été nommé ambassadeur de France, il est venu me montrer fièrement son passeport diplo et sa voiture à cocarde. Je lui ai alors dit profite bien, car demain les ennuis commencent. Pareil pour Yvonne : c’était formidable, cette promotion, mais je ne sais pas si elle était faite pour commander: elle n’aimait pas les conflits et passait un temps fou à des tâches qui ne l’emballaient pas. Sauf d’engager de nouveaux venus comme Hervé Guibert.

Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était l’écriture. L’angoisse et le plaisir de l’écriture. L’isolement dans le respect familial. Chuttt ! Maman travaille. Maman écrit. Et de sentir qu’elle progressait. Gagnait en dépouillement. Joie divine de trouver le mot juste. Une fin d’article toute simple.  On aurait tous voulu écrire comme Michel Cournot.

Yvonne a été autrefois une très grande intervieweuse. Elle préparait ses questions avec sa minutie coutumière, taillait ses crayons, changeait les piles de son magnétophone. Les personnalités, très souvent de grands metteurs en scène, se confiaient à elle, s’efforçant de briller à ses beaux yeux pas dupes : la notoriété du Monde bien sûr, mais il y avait autre chose qui s’appelle le charme. L’arme de son sourire. Et de sa petite voix suave qui faisait fondre. Elle en usait tout naturellement. C’était bon pour le journal après tout et moins dangereux que les manœuvres d’une Marlene Dietrich cherchant à soutirer des renseignements militaires, en Agent X27.

Telle était donc notre Yvonne. Elle avait sa vie, j’avais la mienne, mais nous étions entrés en journalisme puis en littérature ensemble, en parfaite harmonie : c’est dire si nos prétextes à papotages téléphoniques avaient de quoi tourner en doux conciliabules. Les films, les livres, les papiers, les potins, les enfants, la vie. De quoi les occuper interminablement, ces coups de fil, d’autant que ni l’une ni l’autre n’étions pressés de raccrocher. Elle commençait par me dire je n’ai pas beaucoup de temps aujourd’hui, mais d’incidences en digressions - Yvonne était la reine de la digression dans la digression - elle remontait la pelote sans se tromper d’un fil.

La précision avec laquelle je revois notre amitié de cinquante ans me donne la certitude que je ne vais pas m’ennuyer en pensant à elle. Souvent.

 

Gilles jacob.

 

 image © Jean-Louis Hess, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons