Deux façons d'explorer la même chose

Entretien avec Jérôme Momcilovic

D’un côté vous êtes critique et auteur, de lautre vous animez des formations et participez à la conception des outils pédagogiques pour le dispositif Lycéens au cinéma : est-ce le même métier ? Dans quelle mesure cherchez-vous à être pédagogue lorsque vous écrivez ou intervenez dans le podcast Sortie de secours ? Et dans quelle mesure vous autorisez-vous à être critique lorsque vous enseignez ?

C’est dans une large mesure la même activité, oui, puisqu’il s’y agit de parler de cinéma à quelqu’un. La critique, c’est ce “à quelqu’un”, et c’est ce qui fait la différence, mettons, avec le discours universitaire. Donc oui, elle ne va pas sans une forme de “pédagogie”, de même que les activités d’enseignement que vous évoquez ne vont pas sans une part de “critique” : il s’agit dans tous les cas d’explorer ce que fait le film à celui qui le regarde, et pourquoi. Il n’y a pas grand chose d’intéressant à enseigner sur le cinéma qui ne parte pas de l’émotion première, nébuleuse, provoquée par un film. J’ai vu un film, vous avez vu un film, nous voilà avec des émotions sur les bras, qu’est-ce qu’on en fait ? Le point de départ est le même. On pourrait même réduire tout cela à une unique question proprement pédagogique : à quoi bon regarder un film, voire : à quoi bon le cinéma ?

Or cette question, qui est l’objet de la critique, est devenue difficile à poser en tant que critique dans les médias, et cela, suprême ironie, au nom d’une exigence de “pédagogie”. On sait bien en quoi consiste cette idée délétère, et purement mercantile, de la pédagogie, qui a fini par étendre son règne sur le gros des médias. C’est l’idée affreusement paternaliste qu’il ne faut surtout pas risquer d’emmener le lecteur/auditeur vers des choses qu’il ne connaît pas déjà, ce qui revient à remplacer un surplomb purement fantasmatique par un surplomb total et bien réel mais déguisé en sollicitude. Sortie de Secours, le podcast auquel j’ai la joie de participer, vient de faire l’objet d’une notule plutôt flatteuse dans Télérama, mais, et c’est très significatif, l’éloge était doublé d’une mise en garde : le contenu de nos discussions critiques serait “outrageusement snob”, ce qui en dit long sur l’idée qu’on se fait désormais du lien entre “critique” et “public”…

Quel est lobjectif, secret ou non, que vous vous fixez en abordant les formations ? Qu’est-ce quil importe avant tout, pour vous, de faire passer ?

Disons deux choses. La première, ce serait justement l’esprit critique. C’est-à-dire aider ces plus ou moins jeunes gens à comprendre qu’ils sont capables de penser quelque chose d’un film. Reconnaître qu’un film leur fait quelque chose. Car c’est une chose dont on les a beaucoup dépossédés, à mesure qu’on a fait d’eux de purs consommateurs. Demandez à un lycéen ce qu’il a pensé de tel film, il vous répondra : « ça va ». Autrement dit, ça s’est bien passé, il ne s’est rien passé, je n’en sors pas différent, je suis prêt à en regarder un autre. C’est une chose qui m’a frappé en commençant d’animer des ateliers consacrés, précisément, à la critique. Au-delà de ce « ça va », on rentre dans un territoire très inconfortable pour eux, et pour une raison bien compréhensible, car il s’agit alors de parler de soi, de regarder un peu en dedans de soi pour voir comment une oeuvre vous a remué.

La deuxième chose, ce serait : leur apprendre que le cinéma existe. Car il faut se rendre à l’évidence : ce n’est plus du tout acquis. Leur apprendre que, parmi les galeries sans fin d’images qu’ils traversent quotidiennement, on trouve parfois cet heureux agencement qu’on appelle “cinéma”, qui n’est d’ailleurs pas la seule prérogative des films, et qui a été une chose importante à une certaine époque. Au fond, quel que soit le sujet (tel film retenu pour le bac qu’il s’agit de commenter, tel atelier…), c’est le seul but que je me fixe : leur apprendre que le cinéma existe - c’est-à-dire, en somme, le regard, le point de vue, et accessoirement ces deux-trois outils que sont un plan, une durée, un hors champ, etc. Dans le cadre de l’atelier critique que j’évoquais, j’ai choisi cette année de partir de la question de la vitesse des films. D’abord parce que le cinéma, et il est difficile de leur en tenir rigueur, leur paraît souvent trop long, trop lent… Ensuite parce que c’est quand même l’affaire principale du cinéma, qui est tout à fait universelle et n’a rien de snob : inventer des temporalités, donner à voir différentes vitesses de la vie. J’ai commencé le mois dernier en leur montrant un film très vif, Good Time, des frères Safdie, qui leur a beaucoup plu. Et on finira sur Jeanne Dielman. C’est une gageure j’imagine, mais ça me semble important : pas tant de leur montrer Jeanne Dielman, que de leur donner à comprendre pourquoi on peut faire Jeanne Dielman. Comprendre que le cinéma c’est Good Time et Jeanne Dielman.

Comment est reçu le discours critique par les profs et par les élèves ? Est-ce quil y a une méfiance ? Un appétit ?

Très largement, un appétit. La “méfiance” à l’endroit de la critique n’est que rarement le fait des gens, des spectateurs, c’est un préjugé qu’on leur impose. Le discours critique, quand il est bien mené, n’est pas tant un discours qu’un échange. Alors voilà, on échange, on discute, et bien sûr le film permet de parler d’autre chose, permet de parler de soi, du monde, d’apprendre des choses que souvent on savait déjà d’ailleurs, mais qu’on n’avait pas pris la peine d’aller chercher au fond de soi. C’est tout simple : on discute. C’est quand même pas mal, de discuter. On dépasse une peur indue (celle de dire ce qu’on pense, d’oser penser que l’on pense quelque chose), et on discute.

Quel constat tirez-vous de vos échanges avec les professeurs et les élèves concernant l’état actuel de la cinéphilie, de la connaissance du et l’intérêt pour le cinéma ?

Le cinéma, tel qu’on l’a connu (pour ma part j’ai passé la quarantaine, j’ai été jeune cinéphile au début des années 2000), c’est fini il me semble. C’est un fait, il n’y a ni à s’en désoler ni à s’en réjouir : le cinéma n’est plus un ciment collectif, plus un fait social, ou presque plus. En revanche, la beauté du cinéma, c’est éternel, et encore une fois le plus important, il me semble, c’est d’aider à révéler qu’elle existe. Dans La Nuit du chasseur ou, pourquoi pas, dans un gag TikTok. C’est presque plus intéressant, au fond, comme programme. Que le “cinéma” n’évoque plus grand chose en soi aux nouvelles générations permet de poser d’autant mieux la question de sa nature. “Qu’est-ce que le cinéma ?” : avec un peu d’optimisme, on peut se réjouir d’en être revenu là.

Quelles implications pensez-vous quaura sur le dispositif Lycéens au cinéma, la volonté exprimée par le ministre de l’Éducation que le temps de formation des professeurs ne soit plus inclus dans le temps scolaire ?

Catastrophique évidemment, et tout à fait dans l’air du temps. J’ai rencontré quantité de professeurs très volontaires au fil des formations que j’ai données depuis une quinzaine d’années, dont certains prenaient déjà sur leur temps faute de subsides suffisants de tel lycée ou telle région. Mais enfin on ne peut pas trop leur en demander non plus, ils sont les plus à plaindre - bien plus que les critiques. Ces dispositifs sont menacés, on l’imagine facilement, parce qu’ils ne sont pas “rentables”, parce qu’ils ne produisent pas quelque chose de concret. Or c’est justement parce que ça ne sert à rien, au fond, que c’est précieux. C’est parce qu’il ne sert à rien au fond de voir un film ou de le commenter que des choses peuvent se passer, que des choses remontent… Si on lit un livre dans l’idée que la lecture doit servir à quelque chose, c’est fichu, on ne lit plus. C’est la même chose pour les films. Les moments de formation de profs sont, en général, une vraie joie de leur côté, parce que soudain la question de l’apprentissage est de l’ordre de la vacance : ils apprennent des choses (qu’ils tenteront ensuite d’apprendre à leurs élèves) mais sans but immédiat, sans obligation de rentabilité. Et on pense quand même mieux quand on pense sans but. La joie de penser : ça sonne presque comme un gag aujourd’hui, tant tout nous en décourage, mais enfin c’est une vraie joie, je le constate à chaque rencontre avec des élèves ou des professeurs.

Avez-vous le sentiment quaujourdhui les critiques, au même titre que la majorité des écrivains et que beaucoup de cinéastes, doivent, sous une forme ou une autre, être dabord des enseignants pour sen sortir économiquement ? Quest-ce que cela dit de la situation générale de la critique ?

Pardon d’être un peu lapidaire, mais je le dis d’autant plus sereinement que je me considère encore critique : la “critique” comme champ social, culturel, qui aurait une influence ou même prendrait encore part à la vie sociale, je ne crois pas que cela existe encore, sinon comme une espèce d’hologramme pour ceux qui la pratiquent. Alors la “situation” de la critique, bon… Par ailleurs, il ne faut pas trop fantasmer non plus ce qu’elle a pu être : ça a toujours été plus ou moins un métier de pauvre, hormis pour quelques caciques très installés (il en reste peu) dont on peut difficilement dire qu’ils ont richement nourri l’histoire de la critique. Personnellement, devoir mener ces diverses activités d’enseignement en parallèle de l’écriture critique a plutôt été une bénédiction, en tout cas l’enseignement a fait de moi, sans aucun doute, un meilleur critique. Car c’est le meilleur endroit pour se poser la question du cinéma à l’endroit où elle doit l’être, c’est-à-dire comme une découverte toujours recommencée - ce qui est moins facile quand on est pris uniquement dans le ronron des projections de presse. Le hic évidemment, comme on l’évoquait plus haut, c’est si ces quelques espaces pédagogiques qui sont la responsabilité des pouvoirs publics se réduisent à peau de chagrin. À ce titre, oui, la critique est menacée, mais pas tant comme activité rémunérée, ce qu’elle n’est qu’à la marge, que comme manière de s’emparer des images, et du monde.

Nicolas

Propos recueillis, par mail, par Nicolas Marcadé