Écrire pour les autres
par François Barge-Prieur
François Barge-Prieur est directeur de la publication des Fiches du Cinéma. Il est venu évoquer la numérisation des archives de la revue dans le numéro 58 de La Lettre (voir ici).
Comment s’interroger sur l’état de la critique en cette fin d’année 2023 sans questionner le cinéma lui-même, et donc le monde dans lequel il s’ancre ? Un monde qui est à la fois son carcan économique et sa source d’inspiration. Un monde dont, à une époque, les films prenaient le pouls, et qui semble aujourd’hui leur dicter unilatéralement le tempo.
Aujourd’hui, nous sommes dans une triste situation que les multiples alertes des dernières années n’auront pas même réussi à freiner : les valeurs collectives ont fait place à un individualisme forcené, et les échanges humains se sont raréfiés au profit des flux toujours plus épileptiques et aseptisés proposés par nos écrans domestiques. Le cinéma menace évidemment de succomber au même phénomène, puisque ce sont désormais des gestionnaires, aux méthodes plus ou moins identiques, qui ont in fine le pouvoir de décision - qu’il s’agisse de gérer une entreprise, de planifier l’organisation politique ou de produire des contenus audiovisuels. On ne réfléchit plus à quoi, et pourquoi, simplement à qui et pour qui. Dans les commissions d’attribution d’aides, on continue à faire primer le synopsis et le casting sur les intentions de mise en scène, à penser audimat et non créativité ; le cinéma est devenu un corps de métier comme un autre, et c’est ce qui pouvait lui arriver de pire.
La critique a donc naturellement, elle aussi, à faire un choix, entre deux chemins souvent contradictoires : suivre la tendance et alimenter le distributeur automatique de films, ou tenter des pas de côté et soutenir des projets plus fragiles. Autrement dit, il s’agit de collaborer, ou résister – étant entendu qu’il est financièrement impossible de résister sans collaborer un peu, et intellectuellement impossible de collaborer sans résister un peu. En tout cas, le constat est là : celles et ceux qui travaillent avec le plus de fièvre et d’acharnement sont rarement récompensés. Le contenu, sans les courbettes et contorsions qui vont avec, paye peu. Je regrette ainsi l’arrêt cette année de trois publications qui m’étaient chères : Revus et Corrigés, consacrée au cinéma de patrimoine, Awotélé, consacrée au cinéma produit sur le continent africain, et Microciné, chaîne Youtube d’interviews passionnantes. Je transmets à leurs équipes toute mon admiration pour le travail accompli, et mes encouragements pour la suite du parcours : j’espère qu’ils sauront trouver un second souffle sous une forme ou une autre !
Aux Fiches du Cinéma, notre choix est clair : nous écrivons pour les films en premier lieu. Pour mieux les comprendre, pour mieux les ressentir, pour mieux les transmettre. Nous sommes et continuerons évidemment à être du côté de celles et ceux qui font des pas de côté, car aujourd’hui continuer à marcher dans les clous c’est emprunter un chemin qui ne mène nulle part. Nous restons donc attentifs à toutes les façons de faire autrement, aux films hors système, hors normes, aux œuvres improbables et audacieuses. Par ailleurs, nous croyons plus que jamais à la nécessité de la transmission de la cinéphilie : à l’épineuse question « pour qui écrit-on ? », je pense qu’il faut répondre : « pour les autres ». On a trop écrit pour nous-même, et c’est ainsi que la critique a perdu son lien avec le réel : si nous voulons qu’elle redevienne politique, au sens d’implication dans (et de résonance avec) le monde qui nous entoure, elle se doit de redevenir collective. Nous allons continuer à travailler en collaboration avec les dispositifs d’éducation à l’image, à intervenir dans les classes auprès du jeune public, à tout faire pour maintenir le plus éveillé et curieux possible les regards des spectatrices et spectateurs d’aujourd’hui et de demain. Uniformiser les contenus, ou interdire les films qui ouvrent à discussion (pensons au film Wardi, récemment exclu du dispositif Collège au cinéma en Ile-de-France), nous semble être l’absolu contraire de ce qu’il faut faire. Car en définitive, c’est peut-être ça, notre rôle de critiques de cinéma : tout mettre en œuvre pour faire de la place aux nouveaux regards, aux nouvelles paroles, aux nouvelles façons de faire – même si cela implique de lutter sans cesse contre une partie de l’ancien monde qui s’accroche bec et ongles à sa chaise, et qui préférerait la voir brûler plutôt que de la laisser à d’autres.
François Barge-Prieur