Café de la Critique #2
La critique et les distributeurs de films
Intervenants
- Jean Labadie, Le Pacte (Anora, Megalopolis, Anatomie d’une chute)
- Eric Lagesse, Pyramide (L’Histoire de Souleymane, Vingt dieux, Les graines du figuier sauvage, Diamant Brut) coprésident du Dire
- Bénédicte Thomas, Arizona distribution (Mon gâteau préféré)
- Stéphane Auclaire, UFO (Flow)
- Sarah Chazelle, Jour2Fête (La ferme des Bertrand) membre du SDI
Distributeurs et cinéastes
Les distributeurs indépendants investissent dans les films en amont, dès l’étape du scénario jusqu’à la sortie en salle pour laquelle ils mobilisent des frais importants. « Nous avançons notre à-valoir et l’argent de la sortie. Le mercredi de la sortie d’un de nos films, on peut se retrouver avec 600 000 € de dépenses, alors on a un peu la boule au ventre » résume Eric Lagesse (Pyramide). Dans ce métier à risque, les distributeurs sont parfois les premiers critiques du film, notamment au cours de son montage : « On dialogue sans toucher à l’intégrité de l’auteur, en poussant le film vers un marché qu’on connait mieux qu’eux. Je sais que parfois je peux réagir de façon frontale et maladroite » reconnait Eric Lagesse. Pour Sarah Chazelle (Jour2Fête), « c’est la partie la plus intéressante de notre métier » ; comme pour Bénédicte Thomas (Arizona), également très attentive à dialoguer avec les cinéastes. « On prend le temps, nos conseils sont suivis… ou pas. Et quand les critiques tombent à la sortie du film, on y retrouve souvent ce qu’on a défendu auprès de l’auteur mais aussi les failles que l’on avait repérées ». En tous cas, les cinéastes écoutent davantage les avis des distributeurs que dans les années 90, comme le souligne Jean Labadie (Le Pacte), un des plus anciens du panel.
La critique : relais ou force d’opposition ?
Chacun reconnaît que la critique reste un élément clé de la communication sur les films, notamment les premiers retours pendant les festivals. Jean Labadie a un principe : « Nous n’interdisons aucun journaliste à nos projections, même si parfois les retours sont d’une grande violence. Lors de la projection de Megalopolis au dernier festival de Cannes, un grand quotidien est revenu plusieurs fois sur le film pour dire à quel point ses journalistes l’avaient détesté. A la rentrée, Francis Ford Coppola a pourtant été très disponible, il est resté une semaine à Paris pour rencontrer les journalistes, même ceux qui n’avaient pas aimé son film. » Un article négatif dès le week-end de sortie peut saboter une campagne de lancement. Sarah Chazelle explique qu’un mauvais retour dans un média influent peut réduire immédiatement l’intérêt des exploitants pour programmer un film ou prolonger sa diffusion. Bénédicte Thomas souligne que les distributeurs travaillent pendant plus d’un an sur un film, travail qu’une critique assassine peut ruiner en quelques lignes. Mais des critiques positives peuvent encore et toujours porter des films, surtout art et essai. Eric Lagesse se souvient d’une émission du Masque et la Plume en août 2023 qui a permis à La voie royale de Frédéric Mermoud de voir ses entrées grimper dès le lundi suivant la diffusion. « Quand elle sait parler des films, la critique fait venir les spectateurs, surtout le cœur de cible de nos films d’auteurs, les « jeunes » de 40 ans et plus qui fréquentent encore les salles d’art et essai. »
Trop de films en salles…
Les distributeurs présents s’accordent sur deux difficultés : atteindre un public jeune et mobiliser les journalistes aux séances de presse. « Les premières projections de presse créent le climat de la sortie du film, explique Stéphane Auclaire (UFO). Nous sommes conscients que l’offre est énorme, mais réserver une salle nous coûte 600 € et c’est la seule manière de découvrir un film dans les meilleures conditions. Quand il y a trois journalistes, on est déçu. Alors s’il vous plait, venez ! »
La critique n’a jamais garanti le succès d’un film : elle est nécessaire mais pas suffisante, notamment devant le nombre croissant de films en salles chaque semaine. « Ce qui nous prend le plus de temps explique Jean Labadie, c’est de choisir la date : quand on sait qu’on sera face à un blockbuster de la critique, on décale. Moi-même je ne parviens plus à voir tous les films qui sortent. »
« La presse ce n’est pas que l’actualité mais également l’ouverture au monde, rappelle Stéphane Auclaire. En ce sens les critiques sont notre relais. On a besoin de passeurs. En tant que distributeur, nous avons une responsabilité sur les découvertes. Il n’y avait pas beaucoup de candidats sur la ligne de départ pour distribuer Flow, film d’animation letton muet. C’est d’ailleurs ce qui nous a permis de l’emporter (rires). J’aime faire des paris. Quand nous avons distribué les premiers films de Quentin Dupieux, le relais de la critique nous a aidé à le faire exister. »
Rétrécissement de l’espace médiatique
Les critiques traditionnels perdent de l’espace dans les pages culture de leurs médias, que ce soit les journalistes de presse ou les équipes cinéma de Canal+. Jean Labadie regrette la disparition des émissions de cinéma à la télévision : « Même le JT de France 2, qui dure aujourd’hui une heure, ne parle presque plus de cinéma, sauf le dimanche soir. On se bat pour passer à la télévision dans C’est à vous et Quotidien. Deux émissions qui exigent des stars. » France Inter représente un espace crucial, qui compense le manque d’intérêt des radios privées pour le cinéma d’art et essai. La compétition pour obtenir des partenariats s’est accentuée, d’autant que ceux de Radio France sont désormais les seuls gratuits. La jeune critique se déplace vers le numérique, ce qui change la manière dont les films sont reçus. « Je ne suis pas certaine que les papiers de fonds et de qualité sur le web compensent la paupérisation des pages culture et cinéma, souligne Bénédicte Thomas. Sur le web, les critiques sont souvent plus spécialisées et attirent un public de niche ». Avec la montée des sites comme Allociné, la notation des films est devenue un enjeu crucial, l’obsession des distributeurs et des réalisateurs. La note de 3 est un minimum, rappelle Stéphane Auclaire : « Il nous arrive de supplier certains journalistes de ne pas mettre de note du tout sur Allo Ciné, pour ne pas être défavorisés par une note moyenne trop basse. » Cependant Bénédicte Thomas rappelle que la tension sur ces notes est moins forte qu’il y a quelques années.
La concurrence du cinéma sur les plateformes
L’impact des plateformes comme Netflix a brouillé les frontières entre cinéma et télévision. Finançant de grands cinéastes (Cuaron, Sorrentino, Campion), Netflix a programmé des sorties mondiales, avec des séances de presse en salle pour les journalistes français. Ainsi fin 2021, The Power of the Dog de Jane Campion a été chroniqué dans la presse comme un film de cinéma. Depuis, Netflix semble avoir perdu de l’intérêt pour ces stratégies commerciales qui brouillaient les limites entre le film de « salle » et le film de plateformes, parfois peu rentables, rendant la situation plus claire pour les distributeurs. Mais qu’en est-il des spectateurs ?
Les relations entre distributeurs indépendants et critiques sont en perpétuelle évolution, à l’image de la transformation des médias traditionnels et de la mutation des financements du cinéma français. Leurs rôles communs restent essentiels pour la diversité du cinéma, et la découverte de nouveaux talents.