« La programmation est la continuation du geste critique par d’autres moyens »

Entretien avec Stéphane Goudet

Stéphane Goudet est directeur artistique du cinéma Le Méliès de Montreuil depuis 2002. Docteur en cinéma, maître de conférences à l’université Paris1 Panthéon-Sorbonne, il écrit dans la revue Positif, multipliant les casquettes autour de la passion du film. En 2019, le Méliès a rassemblé 366 000 spectateurs, niveau record que la salle retrouve notamment grâce aux rencontres et débats qui fédèrent un public amateur de la découverte collective en salle.

Depuis combien de temps animez-vous des débats ?

J'ai commencé en 1995 pour le centenaire du cinéma : j'étais étudiant, j’ai contacté trois salles de banlieue : le Sélect d'Anthony (je logeais à la Cité U. toute proche), les Cinoches de Ris-Orangis et le cinéma Jacques Tati à Tremblay. Je leur ai proposé un cycle mensuel de présentation d'un film dans chacune des trois salles, racontant l'histoire du cinéma chronologiquement. Les films étaient choisis en accord avec les exploitants, nous avons créé une publication pour les accompagner, puis ajouté des week-ends thématiques autour de grands cinéastes. Ça a duré trois ans.

En quoi cette expérience a-t-elle été fondatrice ?

C’est ainsi que j’ai découvert l’histoire du cinéma, tout en rédigeant ma thèse. Regarder un film pour en parler aussitôt avec un objectif de transmission, cela crée un rapport différent à l’œuvre. C'était il y a près de trente ans mais il m’est apparu assez vite que les salles de banlieue étaient plus dynamiques que les salles parisiennes, notamment pour accompagner les films dits de répertoire. J'ai aussi compris que pour rendre les films accessibles aux spectateurs et leur donner envie, il fallait également écrire sur ces films. C'est pourquoi ce cycle d'histoire du cinéma était accompagné d'une publication.

Aujourd'hui comment vos activités d'exploitant et de critique se nourrissent-elles ?

La critique est partout présente au Méliès. Dans la nef, à l'entrée, un grand panneau affiche les meilleures des critiques des films programmés. Un jeune critique travaille dans l'équipe à mes côtés, Victor Courgeon, qui écrit à Sofilm et qui a reçu le prix du jeune critique du SFCC en 2021. Je donne aussi des cours sur la critique dans un cadre universitaire. Et dans notre programme qui couvre 5 semaines, nous publions des extraits de textes critiques et écrivons sur certains films. La programmation d’une salle est, pour nous, la continuation du geste critique par d’autres moyens. Au Méliès, pour programmer, animer une rencontre, recevoir les cinéastes, nous travaillons autant en critiques qu'exploitants.

Certains cinéastes participent à des dizaines de débats en avant-première, comment éviter la répétition de leur discours sur leurs films ?

Pendant le Covid, l’Afcae a lancé des formations en ligne pour réfléchir à nos pratiques d’exploitants. Je me suis lancé dans l’exercice sur le thème « comment dialoguer avec un cinéaste quand on est à la fois critique et exploitant ? » La pratique des débats est aussi ancienne que les Ciné-clubs, qui éditaient des manuels de présentation de films. Je retiendrai deux conseils basiques : toujours voir le film deux fois et prendre connaissance du dossier de presse… pour poser des questions qui n’y figurent pas. Se positionner dans un environnement critique fait partie de notre travail : orienter les questions pour essayer de dépasser les réponses automatiques, faire réagir sur un point critique, mettre à l’épreuve une lecture possible du film, faire comprendre au réalisateur comme au public pourquoi on aime ce film-là. D'ailleurs, au Méliès, c'est celui d'entre nous qui aime le plus le film qui reçoit le réalisateur. On se répartit les débats comme on se répartit souvent les articles dans les rédactions : il y a une prime à l'enthousiasme. Car contrairement au critique, l'exploitant est en prise directe avec l'accueil du public et doit parfois protéger le cinéaste d’un retour trop vif.

L'animation autour des films est-elle devenue indispensable après le Covid ?

Nous avons retenu deux leçons du Covid. Premièrement, les séances accompagnées fonctionnent vraiment mieux que les séances “sèches”. Deuxièmement, plus les spectateurs participent à la vie du cinéma et à la programmation et plus le rôle social de la salle est important. La force d'une salle, c'est la foule des spectateurs qui le font vivre. Nous travaillons la multi-programmation art et essai. Pour nous, cela n'a pas de sens de multiplier les séances sur un film pour accueillir trois spectateurs par séance. L’animation et la communication autour du film sont essentielles. Pourtant, on peut aussi s’inquiéter du fait que certains films ne font d’entrées que lors des débats. Ces situations amènent des cinéastes qui ont déjà une longue carrière à se remettre en cause.

Comment répartissez-vous ces débats dans votre programmation ?

En 2022, notre cinéma a accueilli plus de 250 séances-rencontres avec des équipes de films, auxquelles s'ajoutent les séances -souvent uniques- organisées avec des associations. Quand j'ai été nommé en 2002, le Méliès avait trois salles et proposait une rencontre par semaine en moyenne. Aujourd'hui, c'est 4 à 5 rencontres par semaine dans l’une des six salles. Sans compter les festivals et les cycles thématiques… Je tiens beaucoup à diversifier notre offre. Depuis trois ans, notre Université populaire du cinéma propose un cours mensuel d’une heure par un intervenant critique ou universitaire, suivi d'un film commenté. Nous avons également créé notre propre festival qui a lieu en septembre sur cinq jours et propose dix à douze avant-premières avec équipes et une rétrospective sur un auteur, en sa présence (Ruben Östlund en 2022). Pour la onzième édition, nous aimerions élargir la programmation avec une section présentant des films inédits étrangers peu montrés dans des festivals français. Pour autant, on ne doit pas se laisser envahir de propositions et l'animation d'une salle reste limitée par le temps disponible…

Comment le public de Montreuil participe-t-il aux débats ?

Avec Marie Boudon, la programmatrice, on sait que nos spectateurs viennent aussi au Méliès pour les débats. Nous avons mis en place un dispositif classique de trois à quatre questions posées par l’animateur à l'invité, suivi d'un temps d'échange avec la salle. On triche un peu, on répartit les questions des spectatrices et spectateurs pour qu’elles soient variées, que ça ne soit pas toujours les habitués qui participent. C’est un exercice démocratique. Hors des cinémas, les lieux dans lesquels les gens peuvent échanger une heure sur un thème commun sont rarissimes. Le Méliès, dans le 93, fait parfois les meilleures entrées en France sur des films présentés avec débats. La cafétéria du cinéma est aussi au cœur des échanges entre spectateurs. A terme, nous aimerions d’ailleurs ajouter un lieu d’exposition de photos et un espace d'accompagnement de la création, avec des ordinateurs à disposition pour la réalisation et le montage de courts métrages.

L’animation participe-t-elle au renouvellement du public ?

Le renouvellement du public doit être l’obsession de tout cinéma. Les cours de cinéma en font partie : nos spectateurs ont tous les âges, des fidèles viennent sans connaître les films, d'autres suivent uniquement le cours et partent avant le film. Pour notre festival, on impose qu’il y ait des spectateurs de toutes générations dans le jury du public, pour créer croisements et échanges. Les cycles sont aussi un outil de renouvellement, ils se succèdent toutes les cinq semaines. Avec « Aux frontières du Méliès » des critiques viennent présenter des films de genre. Le cycle « Circuit courts » propose des courts et moyens métrages le samedi à 11h. Ce créneau « faible » est devenu un créneau porteur. Nous accueillons depuis deux ans « 7eme lune », un festival fondé à Rennes, réservé aux cinéastes de moins de 30 ans : cela nous permet de mettre en lumière de nouvelles générations, de mieux travailler sur le court et le moyen métrage et sur l’expérimental. On peut toujours trouver des idées nouvelles, comme « Japanim », un cycle sur l’animation japonaise, créé par Alan Chikhe, notre animateur jeune public, il y a quelques années. Il a aussi créé un Ciné-Club avec des lycéens qui programment et animent les débats eux-mêmes. Le jeune public représente plus de 10% de nos entrées.

Comment débat et programmation prolongent-ils le travail de critique ?

J'ai parfois l'impression que la critique a posteriori pourrait exister davantage, après avoir revu le film et en avoir débattu collectivement, pour explorer des zones d'ombre et approfondir la lecture du film. J’aimerais expérimenter cette forme de critique avec des classes de lycéens de la ville.

Propos recueillis par Valérie Ganne

Valérie Ganne