Le cadre

La règle du jeu de ce rendez-vous biannuel de la Lettre est de mener une réflexion sur la critique de cinéma en procédant par rebonds. Ce numéro rebondit donc sur le(s) précédent(s), en même temps qu'il rebondit aussi sur l'actualité (même si le terme actualité, quand on paraît deux fois par an, est à entendre d’une façon toute relative).

On retrouvera donc ici Josué Morel, protagoniste important de l’épisode précédent, qui revient sur la question, qu’il avait posée alors, d’une possible fin de la critique comme profession rémunérée, et qui, avec de nouveaux partenaires de discussion, part ensuite dans d’autres débats, notamment autour du statut de la presse en ligne. Samir Ardjoum, le stakhanoviste animateur de l’émission en ligne Microciné, repassera une tête dans un panorama plus élargi de la critique de cinéma sur YouTube. Après s’être entretenu avec des critiques de théâtre, Pierre-Simon Gutman échangera cette fois-ci avec un critique rock (Christophe Conte). Et puis côté actualité, on parlera des États généraux du cinéma ou de l’impact de la crise du papier sur la (sur)vie des revues imprimées. 

Le tableau de ce numéro s’est composé comme ça, par hasards et par associations, et pourtant, quand on voit se clarifier le dessin d’ensemble, on y distingue tout de même des déclinaisons de motifs et des symétries. Un motif, particulièrement, peut donner un certain sentiment d’unité : celui du regroupement et de la séparation, de la ligne qui pose une division et du cercle qui définit un ensemble. 

En effet, on dénombre trois histoires de coalition dans ce numéro : celle de la presse papier, celle des revues en ligne et celle de la profession au sens assez large, autour de l’idée d’États généraux du cinéma. Et puis on retrouve, diffusée un peu partout, la trace du fameux distinguo “art ou industrie” qui, dans le grand ensemble cinéma, semble être devenu une espèce de ligne frontière entre deux visions, et donc deux mondes assez distincts. 

Ce motif dit deux choses : 1) que, dans le climat actuel (assez franchement hostile), il y a une sorte de nécessité à se regrouper, et 2) qu’il y a une question autour du périmètre de ce regroupement. Faut-il se rassembler par groupes de proximité, autour de sa famille nucléaire en quelque sorte, ou bien faut-il élargir à un ensemble plus vaste ? Comment poser le cadre ? Quelle est la bonne valeur de plan pour regarder les problèmes en face : close-up ou plan d’ensemble ? 

Pour s’en tenir au domaine de la critique de cinéma, on peut certainement y distinguer des lignes de séparations, selon des critères de support technique (édition en ligne ou édition papier / texte ou audiovisuel), de reconnaissance et de notoriété (insiders vs. outsiders), ou d’âges (même si, les identités générationnelles étant désormais indexées sur les phases de l’évolution technologique, il y a beaucoup de paliers et de sous-couches). Mais resserrer ainsi le cadre, n’est-ce pas mettre hors-champ les menaces qui planent sur la critique dans son ensemble, et plus globalement sur le cinéma, et plus globalement encore sur la culture ? N’est-ce pas rester dans un seul point de vue, en négligeant le contre-champ social et économique, où la culture, positionnée très loin dans le paysage des préoccupation, apparaît petite et négligeable ? 

On peut penser que les difficultés que rencontrent l’ensemble des professions du cinéma viennent plus ou moins toutes d’une orientation générale de la société, massivement défavorable à ce qu’elles représentent. Et on peut donc penser que c’est, dans un premier temps du moins, ce combat commun qui devrait fixer le diamètre du cercle de tous ceux qui ont intérêt à se rassembler. Mais si on part d’un groupe trop large, ne prend-on pas le risque que s’y reforment des hiérarchies et des enjeux de pouvoir ? C’est un peu cette crainte qui s’est retournée contre le mouvement pour des États généraux du cinéma, qui, lors de la journée du 6 octobre, avait clairement choisi d’aborder les problèmes sous un angle macro. Ici et là on a pu reprocher au mouvement d’être, si ce n’est corporatiste, du moins pas assez ouvert, pas assez complet. Il est difficile de tenir le groupe compact, sans que des sentiments d’exclusions ou de moindre représentation, ainsi que des divergences dans le choix de la stratégie d’ensemble, viennent le fissurer. Sans doute faudra-t-il donc mixer les deux options, faire alterner les angles et les cadres, pour mettre en scène de façon lisible et efficace le scénario d’une contre-offensive du cinéma, qui sera alors à la fois un film de guerre (contre la loi du marché) et une comédie du remariage (avec le public). 


Nicolas Marcadé
Nicolas Marcadé