Que la magie advienne

par Marina Déak

Marina Déak est cinéaste et publie de façon régulière des critiques de films sur Facebook. Nous l’avons rencontrée en juillet 2023 (voir ici).

L’année se termine dans quelques jours. Il est difficile de parler de cinéma comme si c’était l’alpha et l’oméga, quand deux guerres font rage si près, quand l’environnement se défait sans qu’il semble qu’on s’attache réellement à vouloir en changer la trajectoire, et que les fascismes, car il est temps d’appeler un chat un chat, montent partout, ailleurs, autour, ici. Mais peut-être justement faut-il d’autant plus parler de cinéma comme si c’était l’alpha et l’oméga ; ou de littérature, ou de musique, ou… – ce dont on parle là où et quand on en parle. Considérer ce à quoi on s’attache comme de la plus grande importance ; avec la plus grande exigence : parce que c’est cette exigence qui ouvre les yeux, fait regarder l’autre, fabrique de la vérité, éclaire, permet de vivre, avec soi-même et avec les autres : de vivre sans tuer et de vivre en révolutionnaires quand il le faut. « Nous ne sommes pas sentimentaux, nous sommes vrais. Ou plutôt, nous essayons de l’être », disait Jean Renoir. Nous devons l’être, je crois, en effet. Essayons, à tout le moins (je pense à ce qu’une comédienne m’a dit un jour, réflexion que je trouve d’un soutien constant : « quand un projet porte une ambition aussi grande [que celui dont nous parlions], il ne peut pas, une fois réalisé, être totalement mauvais. La trace de ce désir-là le portera, malgré tous les ratages possibles, au moins ça ». Alors essayons, en effet).

L’art ce n’est pas rien ; on en a d’autant plus besoin ces temps-ci ; seulement, il faut sans doute en trouver la forme nouvelle – justement du fait de ce que sont “ces temps-ci”. Dans ces quelques mots d’un regard sur 2023 “en cinéma”, regard vers cette année passée qui est pour moi en même temps, surtout, un regard et une question vers l’année à venir, et les suivantes, c’est ce que je voudrais essayer de nommer. Je ne citerai aucun film. Je ne donnerai aucune réponse à mes questions non plus ! Mais je voudrais en nommer la question, juste ça, à titre de vœux. Qu’est-ce qu’on veut du cinéma (aujourd’hui) ? Qu’est-ce qu’on en attend encore ? Qu’est-ce qu’on y vit (aujourd’hui), pourquoi ? Où est-ce qu’il est possible (aujourd’hui) de l’emmener ? Je crois que nous, spectateurs ou spectatrices, réalisateurs ou réalisatrices, critiques, sommes bousculés là-dedans comme jamais avant, parce que le monde change à une vitesse folle et que ce monde moderne où le cinéma est né puis s’est déployé, le cinéma qui nous a fait aimer le cinéma (vouloir en voir, en faire, en parler), ce monde que nous croyions celui de la fin de l’histoire, est désormais un monde passé ; l’histoire continue et elle est terriblement incertaine ; la modernité est une antiquité, et le cinéma tel qu’il se pensait, y compris dans son dépassement de la modernité, n’existe plus.

Les films en sont traversés et bousculés. Ils ne tiennent plus dans leurs cases, ils cherchent d’autres chemins, quand ils se rendent compte qu’ils ne peuvent plus se satisfaire de ce qui était et ne tient plus (le meilleur des cas, et ce n’est pas le cas de tous, loin s’en faut, mais concentrons-nous sur ceux qui savent effectivement qu’ils bataillent avec ce basculement). Qu’est-ce que j’en veux, moi, du cinéma, aujourd’hui, qu’est-ce que j’en attends, qu’est-ce que j’y vis ? Moi, j’en veux de la vérité. Bien sûr je ne détiens pas, spectatrice, le savoir de cette vérité (réalisatrice, encore moins, certes) ; là où elle se loge, ou pas ; mais je cherche. Je peux nommer quand je reçois un élément, un événement de vérité, que je ressens et pense comme tel ; et quand il me semble que je n’en reçois rien, ou bien seulement l’apparat. Je n’ai pas écrit de textes sur les films que j’ai vus cet automne, parce que prise par la préparation d’un film que je vais moi-même tourner sous peu, je me penchais d’abord sur la recherche de cette vérité dans ce film. Tout est embûche. Tout est occasion de perdre le fil du film. À chaque décision la vérité que je cherche à y faire advenir peut disparaître sous les facilités, les difficultés, les contraintes, l’exigence de vitesse, le manque d’argent bien sûr mais ce n’est que la forme la plus évidente de la contrainte. Parfois même sans ces difficultés extérieures il y a – outre la difficulté artistique intrinsèque du projet, et ce n’est pas une mince affaire ! - le doute sur la validité de la recherche elle-même, bien sûr : est-ce que ça vaut la peine ? Est-ce que ça peut atteindre, toucher, concerner qui que ce soit d’autre que moi ?

Il y faut un acte de foi en permanence renouvelé. Mais c’est aussi la joie intense de l’exercice : ce n’est pas pour rien : il y a, oui, une chose qui se loge là, qui n’existait pas et qui existera avec le film ; parfois elle advient et c’est magique. Le cinéma (ou la littérature, ou quelque art que ce soit), je crois qu’il faut y croire comme à cette possibilité et à cette exigence, que la magie advienne, une magie non pas de leurre mais de révélation. Elle ne sera pas forcément parfaite ; mais si elle a lieu, c’est qu’elle était nécessaire. Peut-être passera-t-elle par de la fiction classique, avec des personnages classiques – pas forcément aimables, mais ils peuvent aussi l’être – et peut-être passera-t-elle par une explosion des codes narratifs où grande part du plaisir sera que se déjouent les attentes et que s’ouvrent les espaces de jeu. Peu importe en un sens. Il y a des originalités toc (pour moi, et mes textes précédents le disent plutôt deux fois qu’une, il y en a beaucoup ces derniers temps à cause de la confusion si fréquente entre originalité apparente et invention réelle). Il y a des classicismes académiques, évidés de toute croyance vivante en leurs propres outils. Il y a des gestes faits pour le geste et pas pour le film, des gestes faits comme par automatisme, des gestes pour la carrière, des gestes pour qu’il y ait un geste (mille modalités de ce geste seulement porté par le mécanisme de l’industrie ou le désir de séduction) – et il y a les films qui vivent. Qui tiennent la chose à laquelle ils tiennent, pour laquelle ils se sont faits. Un comédien auquel on croit parce que le personnage vit vraiment à travers lui ; un paysage où toute la mélancolie du monde vient s’incarner ; un visage qui se défait ; un gag qui renverse toutes les catégories ; une torsion de récit qui soudain libère la psyché et le regard ; une phrase qui fait monter la sidération parce qu’elle nous ouvre à des profondeurs jusqu’alors inexplorées.

Pour tout cela, je pense que chaque film doit, aujourd’hui où le flux de l’image nous engloutit et son aveuglement avec, absolument interroger sa raison d’être, ses conditions matérielles de possibilité et de possibilité d’être vu, pour que cette magie puisse advenir de manière nécessaire et renouvelée ; et partagée, aussi. Mon vœu et mon espoir sont de continuer à recevoir ces moments, encore et encore, le plus possible ; d’avoir la possibilité d’en offrir, également ; œuvre de vérité, aussi noire puisse-t-elle être, contre l’obscurantisme et la destruction.

Marina Déak