Rencontre avec Constance Jamet

Critique cinéma et séries pour Le Figaro

Il y a environ 9 millions de personnes en France atteintes d'une maladie, d'une déficience ou d'un handicap de longue durée, visible ou caché. Comment exercer le métier de critique et cultiver sa cinéphilie de manière égale, indépendante, dans la reconnaissance et le respect, quand on a un handicap ? Comment voir les films en salles ? Comment lever les obstacles ?

Quel handicap « Mon handicap est lié aux séquelles d'une grande prématurité. Une paralysie cérébrale, qu'auparavant on appelait infirmité motrice cérébrale, et encore avant, le syndrome de Little. Des problèmes d'oxygénation du cerveau ont endommagé des liaisons neurologiques. Cela a surtout affecté la commande musculaire volontaire : je dois penser aux mouvements que je fais, parce que mon cerveau ne les ordonne pas. Des muscles se contractent sans que je leur demande, tandis que d'autres ne font pas grand-chose. Cela induit des problèmes d'équilibre et de motricité fine. »

Pourquoi le journalisme « Je suis la fille d'un journaliste, donc je suis un bon modèle de reproduction sociale. Mes parents m'ont beaucoup soutenue. Je savais que je ne pourrais pas être grand reporter, que ça n'allait pas être l'ambition. À la fin de ma scolarité, internet se développait, le bimédia émergeait dans les journaux : le travail de desk était parfaitement adapté à mes limitations. J'ai commencé au Figaro, à travailler sur l'actualité. Cela a duré une dizaine d'années. J'ai beaucoup appris. Comme j'avais envie de changer, j'ai commencé à faire des sujets sur la télévision, et cela a fini par devenir à plein temps. J'ai intégré la rédaction culture du Figaro en 2016. »

Pourquoi les séries et le cinéma « Au départ, cela me convenait bien de regarder des émissions de télévision, de faire des critiques de documentaires, d'émissions de flux, parfois des séries. Il se trouve qu'en 2013 les séries ont pris de plus en plus de place et je me suis complètement focalisée sur ce format. De fil en aiguille, j'ai fini par filer un coup de main sur le cinéma. Comme je suivais la saison des prix, les Oscar, les César, les BAFTA, je suis rentrée dans le circuit des projections de presse pour voir les films en amont, savoir de quoi je parlais. Les séries représentent aujourd'hui 70% de mon travail, et le cinéma occupe 30% de mon temps. »

Comment travailler « Si je peux faire ce métier avec les limitations que j'ai, c'est déjà parce que j'ai trouvé au Figaro un journal compréhensif et ouvert. Comme je dois faire des séances de kinésithérapie plusieurs fois par semaine, j'ai un emploi du temps aménagé. Je me partage entre télétravail et travail à la rédaction. Je ne peux pas me déplacer en bus ou en métro. Je dépends d'un service de transport ouvert par la Mairie de Paris, destiné aux personnes en situation de handicap qui travaillent. Il ne marche pas toujours très bien, mais il a le mérite d'exister. Il est contraignant car on ne peut pas le réserver le jour même, mais deux jours à l'avance, et il faut préciser les horaires, les trajets. Le journalisme culturel se prête bien à ces contraintes : je sais à quelle heure démarre une projection de presse et à quelle heure elle finit. Idem pour les interviews. »

Aller au cinéma « Ce qui me sauve, c'est qu'une fois que je suis accompagnée, je me déplace avec une canne ou un déambulateur, moins contraignant qu'un fauteuil roulant. Je peux descendre des marches si on me donne le bras. Mais ma mobilité se dégrade. Les lésions cérébrales ne sont pas évolutives, mais l'usure du corps est plus rapide que la normale. Comme je marche d'une manière qui n'est pas prévue, j'ai des déformations. Et je deviens plus raide. Il y a 20 ans, j'étais plus souple, plus endurante et j'avais moins mal. Arrivera un moment où je vais être plus dépendante du fauteuil roulant que je ne le suis aujourd'hui. Je me dis que j'aurais au moins exercé ce métier de manière pleine et entière pendant 10 à 20 ans, et c'est déjà pas mal. »

Entrer dans la salle « La question s'est évidemment posée très tôt pour moi. Quand j'étais jeune, j'habitais près de la Bibliothèque nationale de France. Le cinéma de mon quartier à Paris était le MK2 Bibliothèque, un exemple d'accessibilité formidable, avec un bâtiment équipé d'ascenseurs. Dans les cinémas les plus récents, comme le Pathé Beaugrenelle, il n'y a rien à dire : les nouvelles salles sont aux normes. Une fois qu'on a identifié les salles de plain-pied, celles qui ont des ascenseurs, ou peu de marches, cela facilite les choses. Il y a des salles où je ne vais pas, comme le Club 13, avenue Hoche : trop de marches, pas de rampe, et des canapés et fauteuils dont il est compliqué de se relever. Voilà pour les projections. Pour les interviews, elles se déroulent la plupart du temps dans des hôtels qui sont accessibles. L'avantage des palaces parisiens, c'est qu'il y a toujours des voituriers qui sont là pour m'extraire du taxi et me mettre entre les mains d'un de leurs collègues qui me vient en aide à l'intérieur de l'établissement. »

De la solidarité « Seule je ne pourrais pas faire ce que je fais. Mais tout le monde est toujours disponible pour m'aider, aussi bien ma famille, mes amis, mon rédacteur en chef que les confrères et les attachés de presse. Ils sont très confraternels. Quand j'ai besoin d'un coup de main pour monter des marches, il y a toujours quelqu'un pour me prêter un bras. Le milieu du cinéma est ouvert, encourageant et à l'écoute. Grâce à cette solidarité, à cette compréhension, à cette générosité, j'arrive à exercer mon métier. Et les gens me font confiance. En contrepartie, cela donne beaucoup de responsabilité de bien faire les choses. J'ai la chance de faire un métier qui m'offre à la rigueur moins de limites que dans ma vie quotidienne. C'est plus facile que de partir en vacances : tout est tellement balisé, bien organisé, carré. Le télétravail et les liens pour voir les films ont aussi beaucoup facilité les choses. »

Couvrir des festivals « Je n'aime pas partir seule, alors je m'accroche à quelqu'un, je l'intronise chaperon ou baby-sitter. Pour un déplacement lointain, pour un junket à Londres par exemple, je m'arrange avec les confrères pour éventuellement, sur place, me donner un coup de main. Tout ne peut que bien se passer. S'il y a un problème, tout ne peut qu'être surmonté. Mais avec mes limites de mobilité, tout n'est pas possible. Pour les festivals, un accompagnateur est la plupart du temps nécessaire. Il faut savoir si budgétairement cela est envisageable, en raison des surcoûts que cela induit : un second billet de transport, en plus d'un hôtel avec une chambre adaptée au handicap. S'il s'agit d'un festival où il faut être très mobile et où on n'a pas les mêmes plannings avec les confrères, soit les organisateurs prennent en charge les frais de transport de mon accompagnant, soit j'assume ces frais couverts en partie par une allocation pour frais professionnels et tierces personnes que je touche de la Mairie de Paris. Maintenant que les attachés de presse me connaissent et connaissent mes limitations, ils me proposent des choses qui leur semblent faisables, pas les déplacements les plus complexes. »

Le Festival de Cannes « Je couvre le festival de La Rochelle, Séries mania, Canneséries… Ma mère est en bonne forme, elle est à la retraite, donc ça l'amuse encore de voyager avec moi. Je couvre le Festival du film américain de Deauville, parce que tout bêtement, ma famille y a un appartement, donc ça, c'est le festival le plus agréable du monde. À La Rochelle, je loge dans une chambre pour personne à mobilité réduite, À Canneséries, je suis dans un hôtel pas très loin du Palais des festivals, pour que je n'aie pas trop à marcher. Mais couvrir le Festival de Cannes, compte tenu de la taille de l'événement, ne me paraît pas faisable. Parce que le Palais des festivals avec ses marches, c'est quand même le 8ème cercle de l'enfer ! Sans compter les consignes de sécurité…Cannes a encore des efforts à faire. Car rien ne marche sans la bonne coopération de tous. »

Nathalie Chifflet

Propos recueillis par Nathalie Chifflet