De la difficulté d’arrêter

Propos de Eugénie Filho, directrice de publication de Revus & corrigés

La nouvelle, il y a quelques mois, de l’arrêt de la publication de Revus & corrigés fut perçue, à la Lettre du SFCC, comme un mini séisme. Peu de jeunes revues avaient su surgir et s’imposer comme le fit Revus & corrigés. L’idée que l’inventivité, la qualité et l'énergie déployés par son équipe n’aient pas suffi à empêcher cet arrêt, non seulement constitue une mauvaise nouvelle, mais dessine également une interrogation plus globale sur la survie des revues papier, désormais plus que difficile pour les titres déjà établis, et quasi impossible pour les publications émergentes. Nous avons donc voulu donner la parole à Eugénie Filho, sa directrice de publication, afin de faire le bilan de cette expérience, et de rendre évidemment hommage à leur travail, tout en l’intégrant à la réflexion globale que nous souhaitons mener sur l’état actuel de la critique de cinéma, ses combats et ses difficultés.



Les problèmes que nous avons rapidement rencontrés sont un peu inhérents au fait de créer une revue papier. Nous étions quatre associés, Marc Moquin, Sylvain Lefort, Alexis Hyaumet et moi-même, et aucun d’entre nous n’avait de formation ou d'expérience dans le milieu de la presse écrite ou de l’édition. Nous avons donc tout découvert, en faisant les choses. Il a fallu à la fois apprendre à gérer les abonnements, à chercher les fonds là où ils sont, tout en essayant de trouver d’autres sources de revenus, car nous savions déjà que ce serait très compliqué. Nous étions deux à temps plein dessus, plus les rédacteurs et les graphistes. Finalement, la revue s’est bien développée. Elle s’est installée parmi les revues de cinéma, ce qui a été assez lourd à porter pour une petite équipe comme la nôtre. Ce qui est arrivé est assez classique : le manque de temps et le manque de moyens, pour développer différemment la publicité, les abonnements, faire tout ce que nous avions envie de faire…

La première difficulté a été de nous faire une place dans un milieu où sévissait un certain entre-soi, au milieu d’autres revues déjà bien installées. Il fallait se faire connaître d’institutions alors que nous venions de nulle part. Il fallait donc toquer à la porte des écoles de cinéma, de la Cinémathèque, de l’Institut Lumière… Certains étaient très enthousiastes, d’autres au contraire restaient fermés, mais tout cela est normal dès lors qu’on engage un projet. Au début, en 2018, nous n’avions pas réussi à publier nos quatre numéros dans l’année, nous avons parfois fait des sauts de puce. Le rythme d’un trimestriel est en fait très soutenu, surtout lorsque l’on essaie de faire immédiatement 200 pages. C’est peu à peu que nous avons trouvé notre rythme, et les parutions trimestrielles ont été tenues à partir de 2020, qui fut pour nous une année de développement. Durant le confinement, les gens ont été très à l’écoute de ce que nous avons fait, avec la newsletter quotidienne, qui a été beaucoup lue. Ils se sont alors beaucoup abonnés, alors qu’ils ne pouvaient pas recevoir la revue, puisque le confinement en empêchait la fabrication ! Il y eut alors un vrai beau soutien, une envie de lecture et de découvertes. Il y avait tellement de choses à raconter, tellement d’institutions et de personnes qui faisaient des choses incroyables. Pendant le confinement, nous étions en fait pleinement au boulot. Beaucoup de gens menaient alors beaucoup de combats et nous tâchions d'en être le relais. Et, en fait, les difficultés sont venues après, en 2021 et 2022. 

C’est notamment au moment de l’augmentation du prix du papier que notre économie sur le fil a commencé à se dérégler. A l’époque nous avions à peine commencé à nous rémunérer. Par contre, nous avions choisi dès le premier numéro de payer les graphistes et l'équipe de rédaction. Mais là nous avions commencé à rémunérer l’équipe de direction. Les expériences professionnelles non rémunérées, on connaissait, et c’était quelque chose que nous ne voulions pas pour la revue. C’était une entreprise que nous avions montée, pas une association, et nous voulions, même à petite échelle, rémunérer, autant que possible. Les coûts de fonctionnement sont devenus lourds quand nous avons commencé à avoir des salaires et que nous avons pris des bureaux, ce qui nous a sûrement mis en danger. Puis l’augmentation du papier a vraiment tout déséquilibré. Nous avons quand même connu une augmentation de 45% des frais d'impression en deux ans ! En plus de cela, la consommation de la presse a changé très rapidement. Les gens ont commencé à s’abonner moins, et beaucoup de revues doivent faire actuellement face à ce problème. Je n’ai pas vraiment d’explication, seulement des pistes : par exemple la baisse du pouvoir d’achat, qui fait que les gens économisent en achetant des revues au numéro, en fonction des sujets qui les intéressent. Je crois qu’ils ne veulent plus payer pour s’abonner à des revues qui ensuite s’empilent sans qu’ils les lisent. 

Nous avons signé en 2022 avec un distributeur-diffuseur pour les librairies, mais ça s’est révélé être un modèle économique qui ne nous convenait absolument pas. Dès les débuts nous savions que, économiquement, les kiosques étaient trop gros pour nous. Nous aimerions bien revenir avec un semestriel, ou un annuel. Mais pour cela, il serait important de trouver un système, ou une entraide, entre éditeurs de livre et presse cinéma pour faire correspondre le mode de diffusion à notre économie, et non l'inverse. Sortir de cette volonté d’être partout, d’être ravi lorsque l’on vend vingt revues sur cent et que le reste finit au pilon. C’est dingue, c’est une économie consumériste qui ne convient plus à des éditeurs indépendants. Quand on en est à tirer quelques milliers, ou dizaine de milliers d’exemplaires, on ne peut pas se permettre de pilonner 80% de nos stocks. C’est une économie qui consomme beaucoup, de papier entre autres, pour finir détruite. La solution serait peut-être de s’en remettre plus aux acteurs régionaux, aux libraires, aux cinémathèques.

Mais la vraie question est : qui lit encore de la presse sur le cinéma ? Quand nous avons lancé la revue, nous pensions que notre lectorat naturel serait les quelques milliers de personnes qui achètent des coffrets cinéphiles de luxe, Blu-ray ou DVD, en France. Mais en fait toutes ces personnes sont loin de toutes lire des livres ou des revues de cinéma. Nous savions que nous nous devions d’écrire à la fois pour les jeunes cinéphiles passionnés, et pour les plus âgés qui ont davantage de pouvoir d’achat. Mais il y a actuellement un changement majeur dans les modes de consommation, et donc cette tranche de la population, consommatrice de coffrets DVD et de beaux livres, a été présente, mais moins que dans nos prévisions. Lorsque les problèmes ont vraiment commencé à peser, il nous a été suggéré de réduire notre nombre de pages, ou de rogner un peu sur les coûts de fabrication, et donc la qualité. Mais ce n’étaient pas des options pour nous. Et nous n’avons, par exemple, jamais songé à imprimer hors de France, ce qui aurait pu être une solution. De fait, il faudrait sans doute imaginer des solutions dans le futur. Il faudrait trouver des financements ailleurs que dans les subventions, ou les annonceurs, ou bien faire peut-être des choses plus conséquentes, significatives, avec ces annonceurs. Peut-être développer à côté, de manière indépendante à la revue, une activité de création de contenu éditorial…. Avec plus de temps, plus de personnes disponibles, on aurait peut-être pu davantage aller voir les gros annonceurs. Mais je pense qu’il faut aussi revoir toutes les stratégies de communication auprès des abonnés, des lecteurs, revoir entièrement le marketing même d’une revue de cinéma. Avec plus de temps, nous aurions surtout fait de la prospection, nous aurions essayé de consolider les abonnements, avec les particuliers mais surtout, en priorité, avec les institutionnels. Les particuliers, il faut les chouchouter, leur proposer beaucoup de choses. On demande en fait à ce lectorat de nous soutenir : c’est une vraie relation qui se met en place. Mais c'est très chronophage, et les abonnements institutionnels peuvent permettre d’obtenir une vraie respiration. Mais ces abonnements demandent beaucoup de travail de prospection, et quand je dois personnellement faire à la fois l’administration, les financements, les commandes et la gestion des abonnements, il ne reste plus grand-chose pour ce travail. Nous aurions pu nous endetter et recruter quelqu’un qui se serait occupé uniquement de cette question. Mais nous avons choisi de ne pas le faire, et nous ne le regrettons pas. Le particulier, le cinéphile, reste néanmoins central. C’est pour lui qu’on écrit, c’est par lui, grâce au bouche à oreille, qu’on peut se faire connaître. Nous avons été en permanence en dialogue avec lui, dès le démarrage de la revue. Nous les rencontrons dans les librairies, dans les cinémas, par notre ciné-club, par leurs posts sur les réseaux sociaux. Effectivement, les annonceurs et les institutions permettent une fondation plus solide, mais les particuliers incarnent ce pour quoi on publie. 

C’est en janvier, par une sorte de syndrome de début de l’année, que nous avons vraiment compris que tout était devenu trop compliqué. Nous pensions au départ faire une pause en mars, pour revenir en juin, plein de bonnes résolutions et de solutions. La réalité nous a alors rattrapés. Nous avons commencé à travailler dessus et on s’est aperçu que cela devenait trop lourd.  Il y avait alors une décision à prendre. La fuite en avant est en fait beaucoup plus facile à gérer qu’un arrêt. Avec la fuite, on continue de facturer, de publier. Les clients qui mettent du temps à régler leurs factures en voient d’autres arriver. Il y a donc quelque chose qui roule. C’est beaucoup plus dur d’arrêter, et d’aller chercher toutes les factures déjà émises. Quand on continue il y a une sorte de fonds de roulement, avec les ventes et les annonceurs. Quand on arrête, le freinage est un peu dur… C’est donc en janvier qu’on a pris la décision de mettre fin à la revue papier. Maintenant nous ne baissons pas les bras, nous continuons le site internet, qui a toujours été là, mais aussi les podcasts. Peut-être travaillerons-nous au retour de la revue. Elle serait nécessairement différente. Elle sera meilleure !

Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman

Pierre-Simon Gutman