Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?
Réponses de Jean-Philippe Guerand
1. De quel milieu social êtes-vous issu ? Venez-vous de Paris ou de province ?
Moyenne bourgeoisie de banlieue parisienne. Ma mère était femme au foyer, mon père travaillait dans le cinéma publicitaire en tant que cadre commercial. Il n’avait pas fait d’études en raison de la guerre (il avait 17 ans en 1939) et a appartenu à cette génération qui est entrée dans la vie active au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il a débuté comme garçon de bureau et a terminé sa carrière comme cadre supérieur dans la publicité.
2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?
Je n’ai jamais rencontré de problème particulier dans ce domaine. J’ai débuté au magazine Première en 1982. À l’époque, il n’y avait que deux femmes sur une rédaction d’une dizaine de journalistes. Par la suite, j’ai toujours travaillé dans des équipes mixtes sans aucun problème particulier, y compris sous la direction de l’une d’entre elles, Michèle Halberstadt à partir de 1987.
3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?
Je suis très sensible à la politique des auteurs et j’ai beaucoup appris dans ce domaine de mes conversations avec Michel Ciment qui défendait bec et ongles certains cinéastes, y compris lorsqu’ils réalisaient des films ratés. Chaque fois que j’écrivais une notule dans Le Nouvel Obs sur Elia Kazan, en mentionnant sa période maccarthyste, il me téléphonait pour contextualiser son passif de délateur. J’ai aujourd’hui tendance à le suivre et à relativiser. En revanche, j’adore découvrir de nouveaux talents et les pister en vérifiant que je ne me suis pas trompé. Fierté d’avoir défendu Christopher Nolan dès Following et David Fincher dès Alien³.
4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?
Je n’entretiens de relations personnelles avec aucun cinéaste, sinon Patrice Leconte qui est la première personne que j’ai rencontrée dans ce métier et qui m’a convié sur l’un de ses tournages alors que j’étais encore étudiant. En revanche, j’ai beaucoup de plaisir à bavarder et à échanger avec mes collègues, qui m’éclairent régulièrement. J’ai toujours entretenu une séparation volontaire avec les créateurs pour éviter de subir des influences et des pressions. Pendant longtemps, je jetais les coordonnées de personnalités que j’interviewais, comme si je ne devais plus jamais les rencontrer ni les solliciter. C’était une erreur de jeunesse et d’inexpérience.
5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?
Il me faut ici parler de mon apprentissage du cinéma. Quand mes parents ont divorcé, j’étais adolescent et voyais mon père une fois tous les quinze jours pour un déjeuner et une séance de cinéma, ce qui était pour lui un moyen d’éviter certains sujets de conversations. À 13 ans, j’y allais déjà entre une et trois fois par semaine. J’ai commencé à lire les revues de cinéma pour mieux comprendre ce que je voyais, mais toujours après avoir vu les films. Je n’en attendais pas de conseils, mais des explications. Quand j’ai découvert que la Nouvelle Vague était issue des rangs des Cahiers du cinéma et que j’ai vu les membres de la rédaction de Cinématographe migrer à leur tour, mais davantage comme scénaristes et producteurs, j’ai voulu devenir critique. Et quand la question des études s’est posée, je me suis mis en tête d’entrer dans une école de cinéma, j’ai échoué à deux reprises au concours de l’Idhec et j’ai intégré l’Esra, qui était alors une école encore jeune. De ma promo, seuls deux élèves sont devenus effectivement réalisateurs : l’un dans la pub, l’autre à la télévision, mais ils n’ont jamais réussi à passer au cinéma malgré leur volonté. J’ai débuté comme assistant-réalisateur sur des films industriels, puis ai été engagé pour un documentaire sur “L’année cinéma 1982” qui était destiné à être vendu exclusivement en K7 vidéo. Son réalisateur était Jean-Daniel Verhaeghe, un grand nom de la télévision et le film était coproduit par le magazine Première. C’est comme ça que j’ai rencontré Marc Esposito, qui m’a engagé, d’abord pour décrypter des interviews, ensuite pour rédiger les fiches cinéma et finalement en tant que secrétaire de rédaction, puis rédacteur. Quand il a quitté Première pour lancer Studio, j’ai décidé de ne pas le suivre. Il a considéré ce refus comme une trahison et continue à m’en vouloir depuis… 1987 ! Entre-temps, j’ai réalisé un court métrage en 35mm qui a connu une exploitation commerciale en avant-programme du film de Virgine Thévenet Jeux d’artifices. Je n’ai jamais persévéré dans cette voie par pure vanité, en me disant qu’il était vain de faire moins bien quelque chose qui existait déjà. D’où mon admiration pour les cinéastes comme Kubrick, Bergman ou Tati qui me semblent n’avoir réalisé que des œuvres uniques et essentielles, parfois en y sacrifiant jusqu’à leur vie. En revanche, le fait de savoir comment on réalise un film et d’avoir fréquenté beaucoup de plateaux de tournage me permet d’écrire en connaissance de cause et je suis convaincu qu’il est fondamental de savoir comment se fabrique le cinéma pour être à même de le critiquer avec lucidité. Par ailleurs, le cinéma est une industrie qui répond à des impératifs commerciaux et je ne pense pas qu’aucun cinéaste réalise des mauvais films à dessein. Ce qui continue toutefois à m’étonner, c’est que certains scénarios médiocres ou approximatifs parviennent encore à se frayer un chemin à travers les différents comités de lecture des multiples organismes de financement. Pour avoir été longtemps lecteur pour à Studiocanal, j’ai constaté que les critiques émises en amont se retrouvaient bien souvent mentionnées à la sortie, ne serait-ce que parce qu’elles n’étaient communiquées ni aux créateurs ni à leurs producteurs.
6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?
Je n’aime pas écrire sur des cinéastes que je connais personnellement ou sur les plateaux duquel je suis allé. Claude Chabrol que je connaissais bien avait coutume de me faire des remarques sur mes critiques des films des autres, qu’il lisait attentivement. Je reste très attaché à ma liberté. Au cours de mes premières années à Première, il m’est arrivé une aventure assez édifiante que je souhaite évoquer ici. La veille du bouclage, on m’envoie assister à la projection d’un film auquel la maquette a déjà prévu d’accorder une demi-page : Les Nouveaux tricheurs de Mickaël Schock (le remake moderne des Tricheurs de Marcel Carné). J’en reviens atterré, avec tout de même pas moins de deux feuillets à écrire, là où dix lignes auraient suffi. Du coup, je détaille et j’argumente à l’excès. Deux jours plus tard, le directeur général de la société à laquelle appartient le magazine me convoque pour m’annoncer que le réalisateur (qui a eu vent on ne sait comment de ma critique tout juste mise en page) m’attaque en référé en exigeant que la parution du numéro soit interdite. Il se voit finalement débouté de sa demande sous prétexte que la critique est libre. Quant au grand patron, il m’explique benoîtement que tout journaliste se doit d’avoir subi un procès au cours de sa carrière. Mission accomplie !
7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?
Je pense appartenir à la dernière génération de critiques qui a grandi dans le culte des grands maîtres et la stricte politique des auteurs. La suivante a réhabilité le cinéma de genre et intégré de nouveaux supports de diffusion en mettant un signe égal entre Federico Fellini et Dario Argento qui a induit une nouvelle liberté, portée notamment par mes camarades de Starfix. Par ailleurs, on est entré de plain-pied dans une nouvelle ère où le passé n’est plus sacré et où on peut très bien être critique sans jamais avoir vu aucun film muet. Paradoxalement, mon film préféré reste L’Aurore de Murnau que j’ai découvert un après-midi dans la salle de la Cinémathèque Française du Palais de Chaillot (sans aucun accompagnement musical !), en séchant un cours de latin quand j’étais en hypokhâgne au lycée Janson de Sailly. J’appartiens donc à une sorte d’espèce en voie d’extinction : ceux qui cherchent sur Netflix les films suédois muets restaurés que la plateforme a acquis pour satisfaire à des quotas et qu’elle enfouit à dessein.