Distributeurs indépendants et presse cinéma : un mariage de raison ?

Table ronde avec Manuel Attali (ED Distribution), Yann Kacou (ASC Distribution), Hervé Millet (Destiny Film) et Marc Olry (Lost Films)

À en croire les récents bilans officiels des entrées en 2022 et début 2023, le cinéma a regagné des couleurs en France, après la période COVID. Un discours à nuancer si l'on se penche sur le sort des films sortis par des distributeurs ultra-indépendants, au box-office très alarmant. Un constat à corréler avec la précarité toujours plus grande de la presse cinéma indépendante. Mais aussi l'occasion d'interroger ces distributeurs sur leur relation à la presse. Quatre d'entre eux s'y sont prêtés pour une table ronde.

La période d’incertitude que traverse actuellement votre activité est assez symétrique à celle que vit la presse cinéma. Que représente celle-ci à vos yeux aujourd’hui ?

Hervé Millet : Elle reste primordiale pour des distributeurs indépendants comme nous. Malheureusement, il y a de moins en moins de titres prescripteurs, comme l'est encore Télérama. En dépit de cela, une bonne presse joue sur nos entrées, donc plus elle sera en difficulté, plus on aura du mal à sortir nos films.

Manuel Attali : Si tu as une mauvaise presse, tu es mort. Si tu en as une bonne, il peut se passer quelque chose mais il faudra malgré tout quelque chose de plus. Il y a encore une dizaine d'années la carrière d'un film indépendant se jouait sur la presse à 50% et 50% de chance autour de ce plus intangible. Or aujourd'hui il est de plus en plus rare. Pour autant, des médias peuvent encore faire la différence, mais ce sont les télés et les radios. Plus la presse écrite.

Yann Kacou : il est certain que si on n'avait pas eu une chronique chez Télématin, les entrées de The Quiet girl n'auraient pas été les mêmes.

L'important ne serait donc plus le contenu critique mais l'audience du média où l'on parle des films indépendants ?

Manuel Attali : un article pourra être formidablement écrit, il ne rivalisera jamais avec l'engouement transmis par un chronique en télé ou une voix en radio. C'est l'incarnation qui change tout.

Hervé Millet : Mais comme avec nos “petits” films on a très rarement accès aux télés... Cela dit j'ai eu le cas d'un réalisateur qui a fait le tour des émissions de grande écoute, et les entrées de son film ont malgré tout été quasi-nulles.

Yann Kacou : D'une manière générale on sent que la presse a un impact très amoindri... Sur The Quiet girl, on a été ravi d'avoir des articles dans Positif, mais c'est bien plus Le masque et la plume qui a amené des spectateurs.

Hervé Millet : Le seul endroit où la presse écrite conserve un poids reste les salles de province, parce que leurs exploitants utilisent des critiques dans leurs programmes. Une bonne quote presse est encore un produit d'appel pour leurs publics.

Ce constat vous a-t-il amené à repenser la manière de communiquer, de faire des plans presse pour vos films ?

Manuel Attali : Malheureusement non. On dit toujours qu'on va faire des choses différentes, pour finir par rester sur les mêmes modèles. Alors qu'entre le moment ou ED a démarré, il y a vingt ans et aujourd'hui, le nombre de journaux a diminué, qu'il y a de moins en moins d'émissions de cinéma en radio. Quelque part nous sommes rétrogrades dans nos pratiques.

Yann Kacou : Tu charries un peu. On a quand même un peu évolué sur le digital, qu'on a longtemps regardé de loin, alors qu'aujourd'hui ASC travaille parfois avec des agences de communication digitale. Il fallait s'adapter un minimum. Surtout quand les formats ont changé : nos films bénéficient par exemple d’énormément moins d'interviews aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Probablement par volonté de certains rédacteurs en chefs de mettre en avant des films plus mainstream, au détriment des nôtres.

Hervé Millet : Il est impossible aujourd'hui de passer à côté du digital, mais je reste très peu convaincu du résultat, voire persuadé qu'à notre niveau ça ne sert à rien du tout. Ou alors, il faut passer par des campagnes importantes, pour lesquelles nous n'avons pas les moyens.

Marc Olry : D'autant plus qu'on ne prête qu'aux riches : un film de gros distributeur, qu'il soit bon ou mauvais, a de toutes façons une couverture presse acquise. Pour les ultra-indépendants ou ceux spécialisés dans le documentaire ou le patrimoine comme moi, ça reste un perpétuel combat, dans lequel il faut convaincre un par un chaque média. Pour ce qui est du digital, il s'avère que je sors d'une réunion où une équipe de Lucky Time, une agence de com', est venue nous expliquer comment elle fonctionne. A l'arrivée, rien ne me dit que leur stratégie influe sur les entrées, et donc encore moins sur la rentabilité de l'investissement financier effectué.

Yann Kacou : Ça se discute. Sur la sortie de The Quiet girl, une agence de com' nous a proposé de travailler avec L'éloge (media culturel sur Instagram, NDR). Le nombre de vues de leurs posts a à l'évidence drainé un public qui ne serait pas venu voir le film de lui-même.

Vos sociétés ont des lignes éditoriales très définies, du patrimoine au film d'auteur indépendant. N'y aurait-il pas intérêt pour vous à travailler avec les médias alternatifs ou de niche, qui ont des cibles ou des lectorats plus fidélisés que ceux des généralistes ?

Manuel Attali : Ce serait essentiel. Encore plus quand aujourd'hui pour nos types de films, on peut compter au mieux sur une vingtaine de médias “traditionnels” Encore faut-il en connaître l'existence...

Yann Kacou : Et comme à l'inverse, ces médias ne nous approchent pas....

Hervé Millet : Je ne crois pas qu'on puisse se passer des médias traditionnels. Pour autant je travaille souvent avec des blogs, sans savoir vraiment quel est leur impact. Par ailleurs, mon véritable lien avec les médias ce sont les attachés de presse. Je travaille avec les mêmes depuis des années, je les laisse très libres.

Marc Olry : Je travaille aussi avec le même depuis la création de Lost films. Il vient de travailler pour moi sur la sortie de @Trois milliards d'un coup et va enchainer sur la ressortie d'un Manoel de Oliveira. Alors que le film de Yates est cent fois plus accessible pour le grand public que le cinéma de De Oliveira, il a eu beaucoup plus de facilités à placer des papiers sur celui-ci. Un même media est venu le démarcher spontanément sur Oliveira mais ne lui a jamais répondu sur le Yates trois semaines plus tôt... Il faut admettre que la curiosité de la presse se limite aux sentiers balisés, même s'il arrive parfois des miracles.

Hervé Millet : C'est même pire que ça : certaines revues demandent aujourd'hui sur combien de copies on va sortir. Si tu es sur moins de cent, ils ne parleront pas de ton film. De plus, les projections de presse n'ont plus aucun sens : on paye des projections pour des salles vides. Pour moi c'est un problème de fond. Je sais bien qu'ils doivent faire face à une masse toujours plus importante de sorties, mais à mon sens, c'est aussi le travail des journalistes de cinéma de s'intéresser à un maximum de films.

Yann Kacou : le manque de curiosité de la presse cinéma est de plus en plus flagrant. Autrefois, certains venaient découvrir des films dont ils ne savaient rien. C'est de moins en moins le cas…

Manuel Attali : ils viennent plutôt voir les films dont ils savent qu'ils auront de la place pour en parler...

Hervé Millet : A partir de là, ils ne prennent plus le risque de venir découvrir des choses qu'ils pourraient aimer et donc défendre.

Manuel Attali : Ça n'est pas si uniforme que ça. Il y a aussi des gens qui se donnent du mal, un gars comme Thierry Chèze voit tout ou presque et se bat parfois pour parler des films indépendants dans Première. Emma, de Cinemateaser, voit aussi énormément de choses et a un vrai dialogue avec nous. Tout comme Fernando Ganzo aux Cahiers du cinéma. Il y a donc des gens de bonne volonté.

Marc Olry : D'où la question de savoir s'il faut apparaître dans tous les médias ou non ? Sans compter les canards qui vont prendre quatre pages pour démolir un film et aborder certains autres sur un quart de colonne... Dans quel sens les pages cultures portent le cinéma quand certaines disent « voilà le Wes Anderson de trop » mais le mettent quand même en couverture, ou en Une de leurs rubriques cinéma ? Je me pose la même question quand je vois l'empressement qu'a désormais cette presse à se ruer sur les films des plateformes SVOD jusqu'à en faire des événements. C'est une dérive similaire à celle d'une mise en avant du cinéma de marché dominant plutôt que la défense du cinéma indépendant.

Hervé Millet : Tout ça est devenu en fait du commerce...

Une allusion à la pratique des partenariats ?

Hervé Millet : Il est évident qu'elle biaise le rapport à la critique...

Marc Olry : Soit tu as beaucoup d'argent et tu peux avoir Télérama ou Le Monde en partenariat. Mais quand, comme nous, tu n'en as pas, il faut se contenter de pages de pubs dans des médias plus petits.

Manuel Attali : Il y a quand même le cas d'une revue, que je ne citerai pas, dont tout le contenu est à vendre. Son rédacteur en chef passant même son temps à appeler, limite harceler, les distributeurs pour demander combien de pages de pub nous sommes prêts à acheter pour qu'il y ait des articles sur les films... Et même s'il en adore un, il ne fera rien dans son magazine si on ne paye pas quelque chose.

Marc Olry : C'est un cas qui commence à se généraliser. Je pourrais y ajouter un autre titre qui prend un peu ce pli, mais il est clair que sans qu'un partenariat inclue forcément du rédactionnel, il peut y inciter...

Manuel Attali : Pour être honnête, il faut que je précise qu'il m'est arrivé d'acheter à ce rédac’ chef des pages de pub, avec pour résultat d'avoir le nombre de pages que je voulais...

Hervé Millet : Si ça peut te rassurer, aux débuts de Destiny, j'ai acheté pour une sortie une page de pub dans Télérama, et je me suis retrouvé avec un article négatif sur le film (rires). À ma connaissance aujourd'hui chez eux et la plupart des autres, ça n'existe plus : s'ils aiment un film, ils feront une proposition de partenariat, qu'on accepte ou non. S'ils n'aiment pas, ils ne feront pas de proposition.

Marc Olry : Ça pose malgré tout la question de l'indépendance financière de la presse cinéma. Quel magazine est suffisamment libre pour défendre le cinéma que l'on distribue ? À part Positif ou Cinemateaser, qui persistent à faire des choix personnels de films en couverture, je n'en vois pas.

Manuel Attali : Le besoin de rentrées financières des revues, en dehors de leurs ventes est très palpable. Souvent quand une rédaction aime un film, très vite le service partenariat te contacte pour te vendre de l’espace.

Marc Olry : Ça amène aussi à des pratiques absurdes : les devis de sorties soumis au CNC pour des aides incitent clairement à plutôt faire des dépenses supérieures que de les gérer en bon père de famille. On est presque poussé à mettre beaucoup sur la promotion, qui va gonfler notre devis, pour pouvoir toucher une aide plus importante.

Puisqu'on parle des rapports avec le CNC, comment avez-vous perçu la lettre ouverte d'appel au secours que lui ont envoyé les revues indépendantes de cinéma ?

Hervé Millet : On est un peu dans le même cas pour les aides à la distribution. J'ai été recalé de l'aide aux programmes pour la deuxième année consécutive. Un de ses responsables m'a expliqué que vu que son enveloppe était réduite, ceux qui avaient eu accès précédemment à cette aide, continueraient à la percevoir automatiquement... Ou que pour justifier ma demande il aurait fallu que je fasse mes preuves. Or, Destiny existe depuis dix ans, et j'ai sorti cinquante films.... Donc oui, on prête toujours aux mêmes.

Manuel Attali : Je rêve de médias cinéma qui seraient moins assujettis à ces contraintes économiques...

Marc Olry : Est-ce que ça donnerait des médias plus prescripteurs ? La question de la personnalité se pose pleinement aujourd'hui, face à des médias traditionnels qui sont très uniformes dans leurs contenus. Quelle est la plume cinéma que tu as envie de lire en 2023 ? Si nous, parfois, au vu de nos entrées, on se demande pour qui on sort nos films, je me demande souvent si la presse traditionnelle sait pour qui elle écrit....

Propos recueillis par Alex Masson

Alex Masson