Bertrand Tavernier (1941-2021)

L’art d’admirer

Bertrand Tavernier, ou l’art d’admirer

Bertrand Tavernier n’aimait pas le mot « cinéphile » qu’il trouvait trop excluant. Il parlait plutôt d’« amour du cinéma », euphémisme pour désigner une passion dévorante et communicative. Qui avait la chance de le voir présenter un film avait l’assurance de découvrir celui-ci dans les meilleures conditions, de tout apprendre de sa genèse et de ce qui en faitune œuvre unique. Infatigable défenseur du cinéma de patrimoine, il savait rendre l’histoire du cinéma enthousiasmante et constamment inattendue. Sans doute parce qu’il ne s’exprimait que sur les films qu’il aimait, nous faisant redécouvrir des classiques ou nous offrant avec délectation des raretés qu’il était parmi les seuls à connaître.

Très tôt, il a eu envie de partager ses coups de cœur avec le plus grand nombre. Bien avant de présider l’Institut Lumière et de créer avec son ami Thierry Frémaux le Festival Lumière en 2009, il avait fondé au début des années 1960, avec Yves Martin et Bernard Martinand, le fameux ciné-club Nickelodéon pour y défendre le cinéma de genre hollywoodien qu’il chérissait. À la même époque, il a commencé à publier articles et entretiens sur les cinéastes qu’il aimait, comme John Ford, John Huston, Joseph Losey ou Delmer Daves, dans les revues Présence du cinéma, Cinéma, les Cahiers du cinéma et Positifà laquelle il a confié au printemps 2020 un ultime texte en hommage à son comédien et ami Didier Bezace. Sa passion pour les grands cinéastes de l’âge d’or de Hollywood ne l’empêchait nullement d’apprécier les auteurs les plus contemporains. Dans la dernière édition de son Amis américains, ouvrage récompensé par les prix littéraires de notre syndicat, ses chapitres sur Joe Dante, Alexander Payne et Quentin Tarantino sont d’une éloquence et d’une acuité impressionnantes. Il a manifesté publiquement, et avec quelle conviction !, son admiration pour Bong Joon-ho. À la veille de sa mort, il mettait la dernière main à un monumental 100 Ans de cinéma américain, cosigné avec le regretté Jean-Pierre Coursodon, déjà coauteur de 50 Ans de cinéma américain.

Tavernier jouissait d’un talent de conteur inégalé pour présenter ses « exercices d’admiration ». Au cœur de son discours se nichait une reconnaissance émue pour tous ceux qui ont contribué à la réussite de grands films. Chez lui, la politique des auteurs s’est très tôt étendue aux comédiens, aux scénaristes, aux compositeurs. Sa conception collective du cinéma le conduisait à de minutieuses recherches pour déterminer qui était réellement responsable de quoi dans la production, dans le scénario ou sur le plateau, en marge des génériques souvent dictés par des raisons contractuelles. Son sens du partage irriguait tout autant sa conduite de cinéaste.

À l’inverse de ses confrères de la Nouvelle Vague qui ont voulu faire table rase de presque tout le cinéma français d’après-guerre, lui a toujours défendu ceux dont l’œuvre entrait alors au purgatoire, comme Julien Duvivier, Edmond T. Gréville, René Clément ou même, pour certains de ses films, Claude Autant-Lara. D’où son envie de collaborer avec les scénaristes émérites Jean Aurenche et Pierre Bost pour son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul, puis pour d’autres. Par la suite, il a toujours écrit ses films en s’entourant de coscénaristes. Son amour des acteurs le poussait à tout voir au théâtre et à établir lui-même ses castings en dénichant pour un second rôle tel ou tel comédien repéré sur les planches. On retrouve sa passion pour la musique dans l’attention portée à ses choix de compositeurs et à leur travail minutieux avec eux, sans parler de ses films proprement musicaux : Autour de minuit avec le saxophoniste Dexter Gordon et Mississippi Blues, son documentaire réalisé en tandem avec Robert Parrish.

Comme cinéaste, il a été mondialement acclamé, récompensé dans les plus grands festivals avec un Prix de la mise en scène à Cannes pour Un dimanche à la campagne, l’Ours d’or de Berlin pour L’Appât et, à Venise en 2015, un Lion d’or d’honneur pour l’ensemble de son œuvre. Il a aussi collectionné les BAFTA et les César, sans oublier les prix du meilleur film de notre syndicat remportéspour Que la fête commence…, Coup de torchon et Capitaine Conan. Mais revenons-y : jusqu’au bout, encore et toujours, il a glorifié les films des autres.Il a conclu son œuvre de cinéaste en la rattachant à ses enthousiasmes de spectateur avec ses Voyages dans le cinéma français : un film de plus de trois heures, suivi d’une série en huit épisodes. Une production étalée sur six ans, conçue comme « un acte de gratitude envers tous ceux, cinéastes, scénaristes, musiciens qui ont surgi dans ma vie. La mémoire réchauffe et ce film, c’est un peu de charbon pour les nuits d’hiver. » Quant à nous tous, que nous l’ayons connu seulement par ses films ou que nous ayons eu le bonheur de le fréquenter, nous n’avons pas fini d’exprimer notre gratitude à Bertrand Tavernier pour ses films, ses écrits, ses suppléments DVD et son infatigable défense d’un art qui aide à vivre.

© photos : Yann Girault | Prix du SFCC 2009


Philippe Rouyer 
Philippe Rouyer