Chassé-croisé

Le cinéma et la critique de cinéma mutent ensemble, de façon pas forcément synchrone, dans un monde qui mute. Vieille histoire, énième épisode. Ici, on regarde petit à petit s’opérer ce long processus de transformation. D’un côté ce qui n’est plus pareil, de l’autre ce qui est déjà différent, entre les deux une zone entre chien et loup, où ça doute, où ça tâtonne, où ça ébauche. La mission de La Lettre est d’observer cette zone de gestation.

Au sein de ce numéro, les idées et les récits se croisent en roulant dans des directions opposées, comme les juillettistes et les aoûtiens sur l’autoroute. Eugénie Filho raconte la fin de l’aventure Revus et corrigés, tandis que Jacques Kermabon raconte les débuts de celle de la revue Blink Blank, spécialisée dans l’animation. La crise – voir le déclin - de la presse écrite croise la floraison d’une critique orale, qui va au contact direct des spectateurs pour remotiver la cinéphilie. Marina Déak lie l’impact que pouvait avoir la presse il y a 30 ans à la question de la distribution, donc de l’accessibilité, des films dont elle parlait ; et des distributeurs indépendants, réunis dans une table ronde, lient, eux, les difficultés des films à trouver leur place en salle à une certaine perte d’influence de la presse. La même Marina Déak et Mikael Buch illustrent tous deux une tendance nouvelle : des cinéastes qui prennent le temps de parler aussi des films des autres, de défendre le cinéma en général au-delà de leur production particulière. Sur la manière, eux aussi peuvent sembler aller en sens inverse, l’une allant plutôt vers le geste d’opposition l’autre plutôt vers l’élan amoureux. Mais tous deux se rejoignent à un point de convergence, un endroit qui les fait l’un et l’autre (re)bondir : le formatage du cinéma actuel, et l’idée que discuter les films, ceux du passé ou ceux qui sortent, réfléchir dessus et parler de forme, c’est toujours lutter contre ça. C’est relancer le désir du neuf et du vivant.

Le monde qui est déjà là, mais qui vient encore plus - commercial et numérique, chiffré et illettré -, on peut penser que la sphère culturelle (donc notamment cinéma et presse) aurait dû se faire une mission de l’empêcher d’advenir, de lui résister en amont. Il est difficile de renoncer à cette idée, difficile de ne plus penser en prenant pour référent un état antérieur des choses. Il faut néanmoins se faire à l’idée que la transition est opérée, que l’enjeu n’est plus “monde d’avant vs. monde d’après”, mais “monde d’aujourd’hui vs. monde de demain”, que donc la résistance est maintenant en aval et que cela implique qu’elle adopte des modalités différentes. Pour les inventer, il importe que les choses continuent à aller dans un sens puis dans l’autre, qu’elles se croisent et se recroisent, pour que les pensées se brassent et pour que peu à peu la pâte devienne plus fluide et consistante. La Lettre s’efforce d’y contribuer.

Nicolas Marcadé

Nicolas Marcadé