HOMMAGE

Michel Ciment, les yeux grands ouverts

(26 mai 1938 - 13 novembre 2023)



Depuis l’annonce de sa disparition, les témoignages du monde entier ne cessent d’affluer. Critiques, créateurs ou simples amoureux du cinéma, tous veulent exprimer leur gratitude et dire combien Michel Ciment a compté dans la construction de leur cinéphilie et la découverte de la critique de cinéma. Ses interventions flamboyantes au Masque et la Plume, son livre sur Kubrick, ses textes et entretiens dans Positif ont tracé une route qui m’a conduit à exercer ce métier qui est aussi (surtout) une vocation. Je lui serai éternellement reconnaissant de m’avoir accueilli comme auditeur libre à son cours sur le cinéma américain à l’université Paris 7, puis, dans la foulée, de m’avoir ouvert les colonnes de Positif. Mais mon exemple n’est qu’un parmi tant d’autres. Son goût du partage et de la transmission était sans égal. Michel était toujours prêt à encourager concrètement — avec une lettre, un coup de fil ou une mention dans une de ses tribunes — les jeunes qui se lançaient dans la critique ou la réalisation.
Quelle curiosité de tous les instants, quelle soif de découverte ! Si avec ses livres et ses documentaires il a tissé des liens avec les plus grands : Stanley Kubrick, Francesco Rosi, Elia Kazan, Joseph Losey, Theo Angelopoulos, Billy Wilder, Joseph L. Mankiewicz, Jane Campion, il a toujours fait preuve d’un appétit sans borne pour tous les films, quels que soient leur nationalité et leur budget. Il pouvait s’enthousiasmer de la même manière pour un premier long métrage à tous petits moyens et pour une superproduction hollywoodienne, se réjouissant qu’un film comme 2001 l’Odyssée de l’espace puisse intéresser des spectateurs de tous âges et de tous horizons socio-culturels. Ses articles dans Positif et les multiples revues auxquelles il a collaboré étaient limpides et clairs, ajoutant à l’information la pertinence de l’analyse et l’élégance du style, volontiers relevés d’une pointe d’humour (parfois mordant) pour mieux accrocher le lecteur. À ses yeux, la critique était un genre littéraire. « Même si c’est un genre mineur, il y a une forme de beauté dans l’essai cinématographique, comme dans l’essai en littérature ou en peinture », aimait-il répéter. La référence aux autres arts faisait partie de son credo critique : comment bien parler d’un film en ignorant les tableaux, les livres, les pièces de théâtre, les musiques qui ont inspiré son auteur ? Infatigable spectateur, il sillonnait aussi les musées et absorbait avec la même gourmandise quantité de livres. Sa vie était tout entière vouée à l’art et lorsqu’il vous rencontrait, sa soif de découverte se manifestait par un « Qu’est-ce que tu as vu ? » en lieu et place du traditionnel « Comment ça va ? »
Travailler à son côté était une joie, une fierté, une lourde tâche et la meilleure école pour faire de la critique. Débatteur impénitent, il vous forçait à dégainer vos meilleurs arguments pour tenter de contrer les siens. Je ne compte plus nos désaccords sur tel ou tel film. Nos engueulades au téléphone ou en sortie de projection étaient parfois homériques, mais cinq minutes après, tout était sinon oublié (le désaccord était toujours là et on en tiendrait compte dans le traitement du film dans la revue), du moins totalement apaisé. C’est toutefois à ses meilleurs ennemis du triangle des Bermudes (les Cahiers du cinémaLes InrocksLibération et Le Monde) qu’il réservait ses meilleures joutes verbales. Et lorsqu’il n’avait pas le plaisir d’aller ferrailler avec eux dans les délibérations du prix Louis-Delluc ou sur le plateau du Masque et la Plume (qui a vibré de ses enthousiasmes et indignations de 1970 à il y a encore quelques semaines), c’est par édito interposé qu’il se plaisait à les défier de sa plume aiguisée.
Ma plus grande joie était de faire des entretiens avec lui. Tous les réalisateurs adoraient parler avec lui. Il avait donné ses lettres de noblesse à cet exercice nécessaire visant à accoucher les artistes de leur parole précieuse en complément de l’analyse critique. À Positif, Michel veillait d’ailleurs à ce que ce ne soit jamais les mêmes rédacteurs qui écrivent l’article sur un film et qui mènent l’entretien avec son auteur, pour multiplier les regards sur l’œuvre. Susciter la parole des artistes et la remettre en forme par écrit aura été un de ses chantiers permanents, comme l’attestent aussi quelques-uns de ses grands livres (dont son Kubrick, articulé autour des mots d’un cinéaste réputé inaccessible qu’il a interviewé à plusieurs reprises). Il excellait également dans l’entretien oral, à écouter en direct, dans son émission Projection privée qu’il a animée de 1990 à 2016 sur France Culture et dans les innombrables master classes qu’il a modérées à Cannes et dans d’autres festivals. 
Adhérent très actif de notre Syndicat, il a été sélectionneur de la Semaine de la critique, membre du conseil d’administration, président puis président d’honneur, et aussi membre quasi perpétuel du jury littéraire qu’il régalait de ses trouvailles éditoriales. Jusqu’à son dernier souffle, sa ferveur et son amour de cinéma l’ont porté. Sa dernière parole aura été pour une infirmière : « Ce soir, je vais aller voir un film ! »


Philippe Rouyer




Photo © Aurélie Lamachère pour le Arras Film Festival