Nelly Kaplan (1931-2020)

Indépendante, révoltée, libre

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Derrière le nom de Nelly Kaplan apparaît d’emblée le titre La Fiancée du pirate, son premier long métrage, qu’elle réalise en 1969 avec la complicité du producteur Claude Makovski qui deviendra son compagnon, et de la comédienne Bernadette Lafont, égérie de la Nouvelle Vague. Cette comédie post-soixante-huitarde, anarcho-féministe, truculente et irrespectueuse, fait peur aux distributeurs. Cette jeune femme libre qui tourne la tête de tous les hommes du village pour son plus grand plaisir en chantant le tube de Barbara (« Moi, je m’en balance, mon lit est assez grand pour des milliers d’amants ») les inquiète. Le film écope d’une interdiction aux moins de 18 ans pour son « ton libertin ». Mais le Festival de Venise qui avait récompensée Nelly d’un Lion d’or du court métrage en 1967 pour son documentaire Le Regard Picasso, sélectionne sa fiancée deux ans après et projette ce brûlot libertaire et joyeux en pleine lumière avec un bon quart d’heure d’applaudissements. Universal flaire la bonne affaire et s’empare de la distribution… A l’arrivée, près d’un million deux cent mille entrées. Le succès récompense cette osmose originale, débridée et audacieuse entre une réalisatrice, une comédienne et son personnage sans tabou.

Nelly Kaplan est née en 1931 à Buenos Aires, dans une famille d’immigrés russe. Sa jeunesse est tumultueuse, préférant le cinéma au lycée, elle se montre indisciplinée, furieuse de la place des femmes dans une société largement machiste, contestatrice… A 22 ans, vaguement journaliste, elle embarque pour la France au grand soulagement de ses parents, avec en poche, quelques lettres de recommandation de rédacteurs en chef de journaux et du directeur de la Cinémathèque argentine. A Paris, elle loge dans une chambre à Saint Germain des prés, apprend le français en écoutant la radio ou en allant au cinéma. Elle devient une grande habituée de la Cinémathèque française. Henri Langlois lui donne une carte permanente. Dans les travées de la salle, elle rencontre la fine fleur des Cahiers du cinéma à l’origine de la Nouvelle Vague, avec laquelle elle noue des relations d’amitié. En 1954, Langlois présente Nelly à Abel Gance. Son sublime Napoleon (1927) avec son triptyque spectaculaire (polyvision) l’a laissée sans voix. La jeune fille solitaire se passionne pour les innovations techniques et spectaculaires qui parcourent depuis toujours les films du cinéaste. Elle voit en elles une solution « pour sauver le cinéma qui se meurt ».  Gance, séduit par son enthousiasme, la prend comme assistante, et la fait jouer dans La Tour de Nesle(1955) et Austerlitz(1960). Il travaille avec elle sur l’adaptation de la polyvision sur la version 1937 de J’accuse. En 1956, ils présentent le film en « Magirama », procédé dérivé de la polyvision (trois écrans simultanés), au studio 28. Il y restera huit semaines.

La beauté mordante de Nelly, son accent argentin et son indépendance affichée, ne laissent pas indifférents. Toujours en 1956, elle croise André Breton dans une exposition ; le lendemain, le poète surréaliste lui écrit. Nous vivrons une « éblouissante amitié amoureuse » écrira plus tard la jeune femme. Entre la Cinémathèque et Saint Germain, elle fait la connaissance de Philippe Soupault et André Pieyre de Mandiargues, propose aux éditeurs Eric Losfeld et Jean-Jacques Pauvert des écrits érotiques, qu’elle publiera sous le pseudonyme de Bellen (Mémoires d'une liseuse de draps,édité en 1971, sera censuré et interdit à la vente pendant plus de dix ans).  

Au début des années 60, elle réalise un court métrage sur Abel Gance et plusieurs autres sur des peintres et des dessinateurs. Et puis en 1962, elle fait partie de l’aventure de la Semaine de la Critique (dont elle a inventé le nom) qui débute à Cannes cette année-là, et l’accompagnera jusqu’en 1968. 

Le succès de La Fiancée du pirate lui permet d’envisager rapidement un deuxième film toujours avec le même producteur. Papa, les petits bateaux,réalisé en 1971, est un polar à la fois poétique, déjanté et drôle, mais le public n’est pas au rendez-vous. Elle réalisera entre 1976 et 1991 trois autres films dont les succès seront très mitigés et un téléfilm. En 1983, elle commet un acte d’amour et d’admiration pour ce cinéaste qu’elle a tant fréquenté et qui vient de s’éteindre deux ans auparavant, avec un documentaire attachant et sensible : Abel Gance et son Napoleon. Délaissant progressivement la réalisation, elle revient à l’écriture en collaborant avec le cinéaste Jean Chapot, qui travaille à la télévision, sur dix scénarios entre 1981 et 1999, mais aussi en publiant des essais, des romans, des poèmes et ou encore des correspondances (avec Gance entre autres).

Ce 12 novembre 2020, en plein confinement, Le coronavirus aura eu raison d’une femme forte et révoltée, inspirée et bouillonnante, qui avait en elle, « cette exigence d’exprimer sous une forme artistique sa colère, ses sarcasmes, son droit à une existence libérée des vieux tabous[1] ».

On ne l’oubliera pas.

[1] Le cinéma des femmes de Paule Lejeune (Ed. Lherminier, 1987), p. 152.
© photo : DR | MEDEF

GC

Gérard Camy