Vers la joie

En ouverture de ce nouveau numéro de la Lettre, nous reprenons, pour lui rendre hommage, un long texte sur la critique écrit par Michel Ciment en 1987. On l’y retrouve, déjà, tel que sa légende l’a dessiné plus tard : taquin, de mauvaise humeur, navré par la majorité de ses collègues, en guerre contre l’uniformisation de la pensée et les atteintes au bon goût. Mais sous cette caricature bougonne, on redécouvre surtout le lien entre son appétit pour la polémique, et sa façon stimulante d’envisager la critique de cinéma comme un sport collectif, fait pour être pratiqué (avec engagement physique mais esprit Coubertin) en compagnie de l’ensemble de la profession. De toute évidence, nostalgique d’une vitalité perdue du cinéma qui avait engendré une effervescence critique et un goût de la discussion débordant son périmètre, Michel Ciment cherchait, sinon la bagarre du moins le duel, moins pour imposer sa pensée que pour réactiver un certain esprit du débat, comme d’autres cherchent à réactiver l’esprit de la fête ; ce qui est d’ailleurs à peu près la même chose.

À l’autre extrémité de ce numéro, et plus près de nous dans le temps, les cartes de vœux qu’ont rédigés, à notre invitation, quelques collègues, développent également l’idée que la critique, comme l’amour (dont elle procède) ne se fait pas tout seul. Ainsi, Samir Ardjoum déplore avec tristesse l’absence de débat au sein de la communauté des YouTubeurs, François Barge-Prieur propose comme bonne résolution pour 2024 d’écrire pour les autres, et Murielle Joudet se réjouit d’avoir, grâce à la reformation de la bande de feu Chronicart au sein du podcast Sortie de secours, remis du carburant dans son enthousiasme critique. Ailleurs, d’autres cartes laissent également apparaître, sous des formes diverses, une tension vers des retrouvailles avec le caractère festif de cette activité inutile et noble qui consiste à voir des films, à leur écrire des mots d’amour, à défendre une idée de la beauté, à faire circuler les idées et le plaisir. Pour Fausto Fasulo, « travailler la “matière” critique n’a jamais été aussi stimulant » ; l’équipe de Débordements appelle de ses vœux une critique de lutte ; Marina Déak invite à rester concentré sur l’essentiel pour permettre à la magie d’opérer, et Philippe Rouyer conclut par un énergique “Haut les cœurs !” Bref, il semble que l’on soit un peu las de déprimer, et qu’il y ait une volonté de ne plus attendre les jours meilleurs pour retrouver cette petite clef qui s’était perdue au fond du sac de nos préoccupations : la joie.

La situation générale du métier, dont l’aggravation constante n’a eu de cesse de nous casser plus à moins à tous les genoux et le moral, ne change pas, ne s’améliore pas. Mais à défaut de pouvoir la résoudre, n’y a-t-il pas moyen de lui échapper ? Dans Ici et ailleurs, Godard disait : « À force d’aller mal, on se dit que ce ne sont pas les réponses qui ne vont pas, mais les questions. » Et en effet, c’est probablement de ce côté-là qu’il y a quelque chose à changer.

Dans le cinéma, en 2023, on a pu déjà sentir qu’ici et là commençaient à se chercher et à se trouver des moyens pour formuler différemment les questions, de manière à être moins sûrs de buter invariablement sur les mêmes réponses. Et de fait, on a pu constater que des causes différentes pouvaient entraîner des effets différents. Pour ne prendre qu’un exemple, un succès “auteur” comme celui d’Anatomie d’une chute était encore, il y a ne serait-ce qu’un an, considéré comme inconcevable. Et pourtant... À partir du moment où l’on en court le risque, il se peut que cela arrive. Et que donc reprenne des couleurs l’idée qu’il est parfois possible de gagner sur le terrain du marché sans pour autant danser sur la musique du marché. Ce qui est tout de même une idée assez joyeuse.

Le contraire de la joie ce n’est même pas la tristesse : c’est l’ennui. Et depuis plusieurs années, le cinéma et la critique, par abattement ou excès de prudence, se sont dangereusement laissés aller à l’ennui. Il est donc sans doute temps d’être un peu moins “conscients” et un peu désirants, un peu moins pragmatiques et un peu plus enthousiastes, un peu moins dans le rôle de l’adulte et un peu plus tournés vers l’enfance (car c’est tout de même plutôt avec ça que dialoguent au départ nos métiers).

Aussi, en cette période de fêtes et pour l’année qui vient, je ne vois pas de souhait plus urgent à formuler que ce vœux enfantin : j’espère qu’on va bien s’amuser.

Nicolas

Nicolas Marcadé