Amédée Ayfre ou l'esth-éthique en acte

Par Philippe Roger

Maître de conférences en études cinématographiques à l’université Lumière Lyon 2, Philippe Roger est critique de cinéma depuis les années 80 (radios, revues Études et Jeune Cinéma). Réalisateur de documentaires, historien, il mène des recherches sur de grandes figures de la cinéphilie d’après-guerre, dont le père Ayfre qu’il nous présente aujourd’hui, comblant ainsi une lacune de notre Critique de cinéma en France (Ramsay, 1997) qui avait oublié ce compagnon émérite de Bazin et d’Agel.

Amédée Ayfre n’est pas une figure mineure dans l’histoire de la critique de cinéma, sa pensée demeure actuelle. En veut-on une preuve ? On sait en quelle estime est tenu André Bazin, mais sait-on la place que tient Ayfre ? La première lettre que lui écrit Bazin, en décembre 1949, définit déjà les contours de leur fraternité intellectuelle : « Votre étude me sera certainement fort utile car elle contient exactement l’idée philosophique dont la définition rigoureuse me manquait pour unifier de minutieuses remarques convergentes. Mon analyse restait en quelque sorte empirique ». Dans l’histoire de la critique et de ses essayistes les plus inspirés, il y aurait donc un Bazin empirique et un Ayfre philosophe. Qui est donc Amédée Ayfre ? Un prêtre. Un professeur de philosophie. Un passionné d’art moderne. Un cinéphile atypique, exigeant et tardif (depuis ses 27 ans). Né en 1922 non loin de Rodez, il entre au séminaire de cette ville en 1941, devient prêtre en 1947 dans la compagnie de Saint-Sulpice. Il prépare une licence de philosophie, s’inscrivant à la Sorbonne en 1949. C’est sous la direction d’Étienne Souriau qu’il mène sa recherche, Problèmes esthétiques du cinéma religieux. Bazin l’invite à écrire dans les jeunes Cahiers du cinéma (Ayfre y publiera jusqu’à la mort de Bazin en 1958) ; son premier grand article est Néoréalisme et Phénoménologie, en 1952. Année importante pour lui  : nommé professeur au séminaire Saint-Sulpice d’Issy-lesMoulineaux, il y réalise un premier court métrage. L’année suivante, il participe au grand succès de librairie qu’est l’ouvrage d’Henri Agel Le Cinéma et le Sacré, aux éditions du Cerf  ; sous le titre Cinéma et Transcendance, il rédige l’essai ambitieux qui clôt le volume en postface.

Amédée Ayfre va déployer une intense activité toute sa vie. Il mène de front son activité de prêtre, sa carrière d’enseignant, son métier de critique de cinéma (écriture, conférences, voyages, rencontres et festivals), sans compter son engagement profond dans le renouvellement de l’image religieuse par l’art moderne, qui le mènera à fréquenter nombre d’artistes. Une telle énergie peut surprendre de la part d’un homme qui souffre d’un lourd handicap (l’hémophilie, dès son enfance). La conscience aiguë de la brièveté de son existence a-t-elle décuplé ses moyens  ? Rien qu’en ce qui concerne son activité critique, on observe qu’en une quinzaine d’années (il se consacre au cinéma de 1949 à 1964), il publie dans de nombreuses revues en France, mais aussi en Italie, Espagne, Portugal et Canada, entre autres ; si l’on fait l’inventaire des articles de cinéma qu’il retient pour son grand œuvre, son anthologie Conversion aux images  ? qu’il publie au Cerf en 1964, juste avant sa mort, à 42 ans, on ne peut qu’être impressionné par la diversité des publications.

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Que dire de la pensée de ce Bazin en soutane, à l’esprit libre (dans l’Église compassée d’avant Vatican 2, il fait preuve d’une largeur de vue qui le mène à des tensions avec sa hiérarchie)  ? La dernière image qu’on ait de l’abbé Ayfre, quelques jours avant son accident de voiture, le montre en conversation avec Gabriel Marcel à Cerisy (durant une pause du colloque sur le Temps). Photographie emblématique, car les deux hommes s’estiment. Ayfre lit Marcel à 20 ans (la pièce La Soif), et, dès son arrivée à Paris, en 1949, il va voir sa pièce Un homme de Dieu. C’est en 1952 que les deux hommes se rencontrent, début d’une belle amitié. Autant que la phénoménologie, l’existentialisme chrétien et le personnalisme irriguent la pensée ayfrienne. Pour qui aimerait goûter la prose sobre, dense et nuancée de l’abbé Ayfre, on conseillera en premier lieu Conversion aux images  ? — l’exact équivalent du Qu’est-ce que le cinéma ? de son ami Bazin chez leur éditeur commun, le Cerf. Ses textes majeurs y figurent.

Pour un approfondissement, rien ne vaut le livre d’hommage qu’Alain Bandelier et Patrick Giros font paraître, en 1968, aux éditions Fleurus : Amédée Ayfre interprète de l’image. Les témoignages de Robert Bresson et François Truffaut, ceux d’Étienne Souriau et Gabriel Marcel, comme de Michel Estève et Jean Collet, Henri Agel et Jean d’Yvoire, tant d’autres encore, dont le sculpteur Pierre Székely et le peintre Léon Zack, viennent rythmer les textes de réflexion et de synthèse de ce volume indispensable. Deux ouvrages peuvent compléter celui-ci, deux anthologies posthumes parues en 1969, toujours aux éditions du Cerf : Cinéma et Mystère, qui contient trois grands essais d’Ayfre, suivis d’une étude d’Alain Bandelier, et Le Cinéma et sa vérité, autre réunion d’articles. La démarche critique d’Amédée Ayfre est toujours d’actualité ; nous en discernons la pérennité dans son concept fécond d’une éthique de la forme, ce qu’il nomme avec bonheur l’esth-éthique : « La constitution formelle d’une œuvre ne met pas seulement en jeu des valeurs d’art mais, au sein d’un même mouvement créateur, des valeurs proprement morales. […] La sincérité, l’honnêteté et l’authenticité, qui ne sont d’ailleurs que trois modes différents de la vérité, selon qu’elle se réfère à l’auteur, au réel ou à l’œuvre ellemême. » De l’authenticité, il écrit : « Vertu indissolublement esthétique et morale, seule susceptible de réaliser dans une œuvre l’harmonie du sens et de la forme, la conjonction de la fin et des moyens, l’unité de l’être et de l’apparaître ». L’essentiel est que, en art, c’est la forme qui donne le sens ; et il y a une morale de la forme : c’est elle que le vrai critique cherche à caractériser dans chaque film.