Tout donner pour ça

par Emmanuel Gras

D’un naturel plus inquiet qu’optimiste, j’ai pour habitude de ne pas trop présager de l’avenir. Le cinéaste, particulièrement le documentariste, doit suffisamment croire aux chances d’un nouveau projet pour s’y engager, mais aussi se préparer à l’abandon corps et biens de ses espoirs : les imprévus sont bien trop grands sur la route qui mène de l’idée à la concrétisation d’un film, sans parler du fait que, une fois existant, celui-ci peut très peu « exister ». Un certain recul me permet de réduire l’amplitude du grand huit émotionnel dans lequel je m’embarque à chaque film et, surtout, de prendre des risques artistiques que j’éviterais peut-être si la possibilité de l’échec n’était autant assumée.

J’étais donc déjà très heureux que Makala ait abouti à un film qui soit à l’image de ce que j’espérais. Lorsque la sélection à la Semaine de la Critique m’a été annoncée, j’ai réalisé que quelque chose de nouveau pouvait se produire, non pas sur la nature du film, mais sur son existence. Quelque chose de bien plus ample que ce que je connaissais et pour lequel je n’avais plus à me battre. Je me suis senti glisser avec suavité vers la position de spectateur, engagé certes mais non plus créateur des événements qui allaient se produire. J’ai donc vécu une partie de Cannes dans un nuage ouateux et presque paisible, d’autant que la projection lors des Journées AFCAE précédant le festival s’était bien passée.

La première projection de mon film à la Semaine portait, évidemment, sa charge d’inquiétude,  mais c’était le plaisir qui primait, en particulier le fait de voir réunie une très grande partie de l’équipe du film, avantage du genre documentaire et de sa légèreté de fabrication. Une équipe dans laquelle manquait cruellement Kabwita, dont j’aime l’idée qu’il était acteur du film autant qu’acteur de sa propre vie. Spécialement lors d’un film construit autour d’une personne, je pense que celle-ci investit sa place dans le tournage comme le ferait un comédien. Kabwita n’était donc pas là. L’impossibilité d’avoir rapidement un visa faisait que la question de sa venue n’avait pas été étudiée jusqu’au bout et je mesurais le gouffre abyssal entre sa vie et ce qu’elle me faisait vivre. Le genre documentaire est rempli de paradoxes moraux et mon film en contenait un bon sac. Le nuage ouateux n’était pas que paisible. 

Et puis, le lendemain, est arrivée la cérémonie de clôture, l’annonce du prix (le Grand Prix Nespresso). Je n’avais pas vu venir la vague émotionnelle qui m’a submergé en quelques secondes. Comme si je l’avais déjà aperçue au loin, que je l’avais longtemps maintenue mentalement à l’horizon, je la voyais d’un coup se dresser devant moi. Cette vague ne m’a pas noyé, mais, au contraire, fait violemment réintégrer mon corps.

Je vivais enfin au présent, sans le filtre protecteur dont j’avais besoin jusque-là. Une libération totale. Pendant un temps, plus de nuage, juste un ciel clair.

On pourrait tout donner pour ça.

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