Le cinéma sous l'influence des influenceurs

Par Nathalie Chifflet

Le phénomène est inversement proportionnel à la crise de la presse papier de l’ancien monde d’avant Internet. Tandis que les lectorats s’effondrent, les audiences des stars des réseaux sociaux explosent et ils intéressent désormais le marketing du cinéma. Signe des temps qui changent, ces vedettes du Net sont désignées comme des influenceurs, supplantant la critique traditionnelle.

Le Festival de Cannes ne commencera que dans quelques jours. Au parc Disneyland Paris, ce deuxième week-end de mai 2017, a lieu le press junket de La Vengeance de Salazar, le dernier film de la franchise Pirates des Caraïbes. Javier Bardem et Johnny Depp sont à Paris. Des journalistes viennent de toute l’Europe, mais la presse n’est pas la seule invitée. Les youtubeurs français sont en vedette : Natoo, Enjoy Phoenix, Amixem, Kemar. À la sortie de la projection, ils sont devant les caméras pour donner leur avis sur ce cinquième opus de la saga de Disney. Les vidéos se diffusent en ligne. Quoi de mieux, en terme de communication efficace, que de voir les films vantés par ces prescripteurs influents  ? Ces stars du Web avec leurs impressionnantes communautés de fans sont un levier formidable. En invitant ces personnalités digitales, Disney bénéficie de leurs réseaux pour véhiculer un message positif sur le film.

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La notoriété virtuelle de ces nouveaux influenceurs, qui s’intègrent dans les actuelles stratégies de communication, se mesure en nombre d’abonnés ou de followers. Enjoy Phoenix ne fait pas de cinéma  : célèbre pour ses tutoriels coiffure et beauté, elle compte plus de 3 millions d’abonnés à sa chaîne YouTube. L’humoriste Natoo, icône des jeunes sur Youtube, n’est pas seulement populaire sur sa chaîne de vidéos : elle est suivie par 2,6 millions de followers sur Instagram, par plus de 811 000 sur Twitter. 

Quelques années plus tôt, alors que les youtubeurs ne réalisaient pas encore de telles audiences, le marketing du cinéma misait tout sur les blogueurs, qui étaient l’avenir digital de la critique. On leur faisait place, littéralement. En 2013, les blogueurs avaient ainsi occupé les premiers rangs de la conférence de presse de Ben Stiller pour La Vie rêvée de Walter Mitty. Les meilleures places leur avaient été réservées. Relégués derrière eux – on ne saurait mieux symboliser un recul de position par cette mise à l’arrièreplan -, les critiques traditionnels écoutaient ces blogueurs interroger l’acteur sur des questions qui n’étaient pas toujours de cinéma. Ils se demandaient s’ils ne venaient pas d’assister à une convention de fans, avec floraison de déclarations énamourées à Stiller. Les premiers signes du déclassement de la critique à l’ancienne se manifestaient. Déjà, on ne parlait plus le même langage critique, les films se rangeaient dans le lexique du «cool».

Dans le nouveau monde des communications instantanées et des images, la presse a perdu le monopole de son influence. D’ailleurs, le mot d’influence ne lui appartient même plus. Le digital le lui a confisqué, signalant par là-même le déplacement des relais d’opinion. Les influenceurs ne sont plus les journalistes et les critiques. Ce sont les youtubeurs, les vlogueurs (blog vidéos), les blogueurs, les héros des réseaux sociaux. Les circuits et les modalités de l’influence ont changé. L’influence n’est plus de papier, payante, elle est électronique, gratuite. Ce n’est pas juste un simple mot : le terme nouveau d’ « influenceur » est un marqueur concret, bien visible, du recul de la critique écrite et des médias traditionnels. La presse, en perte de vitesse, n’est plus considérée que comme le prescripteur marginal des films, un relais affaibli par la chute des tirages des magazines, revues et journaux papier. Les lecteurs sont de moins en moins nombreux et de plus en plus vieillissants.

Au même moment, les réseaux sociaux génèrent un trafic croissant, avec toujours plus d’utilisateurs, de connections, de contenus, d’interactions. C’est ici que se font les audiences, gonflées d’abord par la génération numérique des 12-25 ans, les digital natives qu’on appelle aussi les Millennials : ils ont grandi avec Internet, les nouvelles technologies de l’information et de communication, ils ont vécu l’avènement des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, YouTube, Spotify, etc.) dont ils sont les plus actifs utilisateurs. Cette population jeune ne lit plus sur papier, elle lit en ligne, elle partage les contenus, dans un jaillissement continu de likes dont certains analystes du digital ont même établi la valeur marchande.

Pourquoi les influenceurs sont-ils considérés comme puissants ? Selon le principe de la viralité, ils créent le buzz sur Internet, autrement dit, sont vus et entendus, font de l’audience et sont suivis par une communauté fidèle, exactement dénombrée. Et leurs fans entretiennent souvent avec eux des rapports dignes des rockstars. Ces influenceurs à la forte personnalité, en véritables leaders d’opinion digitaux, sont considérés comme ayant un fort pouvoir de prescription  : ils peuvent en quelques clics, d’un simple post sur Instagram, d’un tweet, toucher bien plus de monde qu’une revue, un journal, un magazine de cinéma.  Les réseaux sociaux ne cessent d’étendre leur toile et de toucher un public de plus en plus nombreux.

Ce n’est pourtant pas sur la seule notoriété mesurée des influenceurs que capitalise le cinéma à l’instar de nombreux secteurs et marques. Les influenceurs sont déterminants dans le marketing digital, car non seulement ils élargissent la cible touchée, mais ils permettent d’atteindre un public jeune qui n’est plus celui de la presse. Or, ce public jeune est stratégique pour l’industrie du cinéma, qui cherche à les attirer dans les salles, au moment où Internet et la multiplication des écrans changent les habitudes de consommation et de visionnage des films. Les jeunes stars du Web sont en phase avec les attentes des Millennials et leurs habitudes digitales. Le jeune public a confiance dans leur discours.

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Pour les grosses machines hollywoodiennes, la critique est secondaire, la communication première, et la campagne marketing est essentielle pour le lancement et le succès d’un film. Le film est une œuvre à vendre comme un produit commercial qu’il convient, après investissement, de rentabiliser en raison de ses coûts élevés de production et de fabrication. Les budgets de communication de ces produits de cinéma de masse sont colossaux et misent largement sur les réseaux sociaux. Pour les plus petits films, qui n’ont pas ces moyens promotionnels, la presse reste considérée comme un bon vecteur d’influence, qui peut aider à la carrière du film. Mais les influenceurs n’intéressent pas seulement la communication des luxueux blockbusters des grands studios américains. C’est en réalité moins segmenté et les films d’auteurs s’y intéressent. En juillet dernier, une séance « exclusive » a ainsi été réservée aux « blogueurs  » et «  influenceurs  » pour le dernier film du Mexicain Amat Escalante, Région Sauvage.