Oubliés & méconnus

par Pascal Manuel Heu

De la musique avant toute chose

« Musique et cinéma, le mariage du siècle ? », interrogeait une exposition organisée à la Cité de la Musique en 2013. Autant le rapport du cinéma avec leur art de prédilection n’avait rien d’évident ni d’exaltant pour une grande partie des critiques littéraires et théâtraux de l’entredeux-guerres, autant « la musique des images » (Émile Vuillermoz, 1927) imposa dès les années 1910-1920 cette analogie et le sentiment de vivre « l’Âge du rythme » (Laurent Guido, 2007). Guère étonnant, dès lors, que les rangs de la critique de cinéma aient rapidement compté plusieurs personnalités issues des milieux musicaux, ainsi que d’autres disciplines rythmiques (danse et music-hall).


RAYMOND BERNER
(1899-1944)
Ce compositeur, notamment pour des films dans les années 1930 (Le Train des suicidés d’Edmond T. Gréville, par exemple), s’était lancé dès 1922 dans la chronique de cinéma (qu’il exerça plus en informateur qu’en critique, notamment à la Cinématographie française et à Cinémonde), après avoir étudié «  La Musique au Cinéma  » dans une longue série d’articles publiée sous ce titre par le quotidien La Presse entre décembre 1921 et juillet 1922.

RENÉ DUMESNIL
(1879-1967)

Grand spécialiste de Flaubert et de Huysmans (dont il fut l’exécuteur testamentaire), ainsi que de Mozart et Wagner, Dumesnil fut aussi l’un des critiques qui publièrent dans les années 1920 les analyses les plus pointues sur les rapports entre musique et cinéma.

ANDRÉ CŒUROY
(JEAN BÉLIME, 1891-1976)
Ce musicographe fonda en 1920, avec Henry Prunières, une des revues non-spécialisées en cinéma qui publia le plus d’articles sur le 7e art durant l’entre-deux-guerres (La Revue musicale), au point de lui consacrer un numéro spécial en décembre 1934 (« Le Film sonore »). Il s’est précocement intéressé à d’autres formes musicales que le classique (le jazz, en premier lieu) et à leurs vecteurs de diffusion mécanique, le disque, la radio et le cinéma, auquel il consacra quelques articles aux environs de 1930 (dans La Revue des vivants et La Revue musicale).

ARTHUR HOÉRÉE
(1897-1986)
Ce musicologue belge, qui composa la musique d’une quinzaine de films durant les années 1930 à 1950, notamment en collaboration avec Arthur Honegger (Rapt, Dimitri Kirsanoff), tint la chronique cinématographique de La Revue musicale dans les années 1930 et, sous l’Occupation, celle du grand hebdomadaire des spectacles Comœdia, en alternance avec l’écrivain Jacques Audiberti.

GUSTAVE FRÉJAVILLE
(1877-1955)
Ce journaliste fut dans les années 1920 le principal chroniqueur des distractions collectives populaires (notamment dans Comœdia, alors quotidien)  : spectacles de foire, carnaval, cirque, et surtout musichall, aucune n’échappant à sa curiosité en la matière. C’est dans l’auguste Journal des Débats qu’il donna en septembre 1920 ses vues sur « L’Avenir du cinéma », puis qu’il rendit compte des sorties ciné.

ANDRÉ LEVINSON
(1887-1933)
Cet émigré de Russie, qui enseignait en Sorbonne la littérature russe, est souvent considéré comme le fondateur de la critique chorégraphique en France, dont l’essor fut favorisé dans les années 1920 par l’attrait pour les Ballets russes et par une période particulièrement faste pour l’Opéra de Paris. Mériterait d’être mieux connu l’autre grand versant de son œuvre journalistique, qui fit de Levinson l’une des voix les plus écoutées de la critique de cinéma. Il l’exerça dans L’Art vivant (1925-1928), puis Radio-Magazine (1929- 1933), dont il partagea pendant quelques mois les pages avec l’un des critiques qui le respectait le plus, François Vinneuil (alias Lucien Rebatet).

PAUL RAMAIN
(1895-1966)
Né en même temps que le cinéma, ce docteur publia de nombreux essais entre 1925 et 1929 dans diverses publications de Paris (Le Courrier musical, Cinémagazine, Les Cahiers du mois, Cinéa-Ciné pour tous) et de Genève (Ciné). Le professeur Laurent Guido a mis en valeur son importante contribution au « courant de pensée qui définit les paramètres filmiques à l’aide d’éléments appartenant au langage musical » (« Le Dr Ramain, théoricien du « musicalisme » », 1895, n°38, 2002  ; http://1895.revues.org/220). Ramain publia aussi de minutieuses études sur le rêve au cinéma.

ÉMILE VUILLERMOZ
(1878-1960)
Ce n’est qu’en vertu de l’ordre alphabétique que Vuillermoz se retrouve en dernière position de ce passage en revue de musicographes cinéphiles. Sa prééminence en matière cinématographique a en effet été confirmée par la publication par Pierre Lherminier dans les Annales du cinéma français. 1895-1929  1 , sous le titre « Naissance de la critique de cinéma », d’une double page reproduisant son texte«   L’Écran 2   »   . Celui-ci, publié dans le quotidien Le Temps le 23 novembre 1916 par un critique musical déjà réputé, et redouté, inaugurait la première véritable chronique de cinéma tenue dans la presse non-spécialisée par une personnalité ne dépendant pas de l’industrie cinématographique : 

« Peu à peu, submergé par la quantité effroyable des "nouveautés" de l’écran, rendu circonspect par telles cruelles méprises auxquelles l’exposèrent des affiches trop optimistes ou des communiqués exagérément lyriques, le spectateur le plus indulgent ressent aujourd’hui le besoin de mettre un peu d’ordre et de logique dans ce chaos trépidant, découvre l’utilité de l’analyse et de la comparaison, cherche à connaître les bons films et à éviter les mauvais, refuse de gaspiller son temps en expériences fâcheuses, bref, souhaite que le cinéma se plie aux règles acceptées par toutes les autres formes de spectacles, subisse un contrôle artistique préalable, livre loyalement son effort à la critique professionnelle et comprenne enfin les avantages de cette discipline dont les théâtres — malgré leurs traditionnelles récriminations - n’ont tiré que des avantages. La place prise dans la vie contemporaine, surtout depuis la guerre, par l’écran innombrable, sa lente victoire sur la scène, son influence croissante sur les goûts, les mœurs, la littérature populaire, la morale et les modes de notre temps, l’amènent à payer aujourd’hui la rançon de sa gloire : voici venir la critique cinématographique, le feuilleton dramatique du film, l’analyse et la discussion, du scénario, de la mise en scène et de l’interprétation. Les journaux seront inévitablement amenés à créer cette rubrique nouvelle, imposée par les exigences du tyran nouveau »

Aux comptes rendus de films s’ajoutaient des réflexions percutantes sur la spécificité du cinéma par rapport aux autres arts, sur le découpage et la réalisation, sur l’exploitation, la censure, l’éducation à l’image, la question de l’auteur de film, etc., et, bien sûr, sur les rapports entre musicalité et la « symphonie visuelle » que pouvait constituer un film. 2017 est à cet égard marqué par un centenaire : 1917 est la première année durant laquelle les films firent l’objet d’un examen régulier, attentif et passionné, dans la "grande presse" française, par un journaliste entendant à la fois aiguillonner les milieux cinématographiques et convaincre les cénacles intellectuels de la nécessité de prendre au sérieux ce que d’aucuns considéraient encore comme une attraction, au mieux divertissante, au pire abêtissante.

1 Nouveau Monde Éditions, 2012.

2 Repris en ligne par « le site de presse de la Bnf » : www.retronews.fr/actualite/ la-naissance-de-la-critique-de-cinema. Texte également reproduit par le site "La Belle Equipe", qui rend « hommage à l’âge d’or du Cinéma français à travers les revues d’époque » : www.la-belle-equipe.fr/2017/05/10/manifeste-critiquecinema-demile-vuillermoz-temps-1916/