“De nos jours un livre de cinéma qui dépasse les 1000 exemplaires, c’est un succès”

Rencontre avec Pierre-Julien Marest, éditeur

Marest Éditeur a publié son premier ouvrage en novembre 2016, Warhol/Hitchcock, un entretien inédit entre les deux maîtres. Un peu plus de cinq ans après, cet éditeur d’essais sur le cinéma et de littérature cinéphile compte plus d’une trentaine de titres à son catalogue, alors même que l'édition cinéma reste une niche du marché du livre

Sur la couverture, un photogramme colorisé, une image de l’histoire du cinéma devenue familière : la lune, un obus fiché dans l’œil droit. Le Voyage dans la lune (1902) de Georges Méliès est en couverture du nouveau roman-essai de Luc Chomarat publié chez Marest Editeur : L’Invention du cinéma (en librairie le 24 mars 2022).

C’est le troisième livre de Luc Chomarat chez Marest, après Les Dix meilleurs films de tous les temps (2017) et Un petit chef-d’œuvre de littérature (2018). Pierre-Julien Marest est fidèle à son auteur, et inversement. Luc Chomarat a inauguré la collection des romans cinéphiles qui sont l’autre signature de l’éditeur spécialisé dans l’édition de livres sur le cinéma, partagée entre essais, inédits, mémoires de cinéastes comme celles de John Boorman ou de Richard Fleischer. « Cette collection, dit Pierre-Julien Marest, tourne autour du cinéma d’une manière ou d’une autre. C’est une littérature qui dérive du cinéma, qui est hantée par lui. Les Dix meilleurs films de tous les temps (2017) de Luc Chomarat, entre essai et roman, puis Brune Platine (2018) de Séverine Danflous, histoire d’amour à la Cinémathèque, bourrée de références au cinéma, ont fondé cette collection. Ils ont plutôt bien marché dans un monde de la littérature particulièrement dur. »

Marest Editeur est une histoire de hasard. De chance aussi. D’opportunité quand même. « J’ai lancé Marest parce que j’avais un ami qui n’arrivait pas à placer des textes inédits d’Hitchcock. Flammarion avait déjà publié une partie de ces textes, sous le titre Hitchcock par Hitchcock, en 2012, mais les autres recueils de textes de Hitchcock on Hitchcock, publiés aux Etats-Unis par l’Université de Californie, ne trouvaient pas d‘éditeur en France. J’avais créé une maison d’édition en 2005, je me suis dit que j’allais lancer une nouvelle maison pour publier cet inédit. Et puis, mon ami a déniché une pépite, l’interview d’Alfred Hitchcock par Andy Warhol pour sa revue Interview Magazine, en avril 1974.   Ce texte devait être publiée dans L’Infini, la revue de Philippe Sollers, ça ne s’est pas fait, alors je l’ai publié. Ce livre a lancé Marest Editeur, en 2016. On en a vendu plus de 2000 exemplaires et ce texte qui était inédit en France continue de se vendre, séduisant aussi bien les fans d’Hitchcock que de Warhol ».

Ce titre inaugural et son succès ont galvanisé Pierre-Julien Marest : dans l’édition de cinéma, on n’écoule pas si souvent un livre à plus de 2000 exemplaires. « De nos jours, un livre de cinéma qui dépasse les 1000 exemplaires, c’est un succès. Avant, les meilleures ventes de livres de cinéma pouvaient atteindre des dizaines de milliers d’exemplaires, comme le Kubrick de Michel Ciment chez Calmann-Lévy, dont la première édition remonte à 1980 ».

Rares sont les best-sellers dans l’édition de livres de cinéma. Le Kubrick de Ciment, devenu un classique, fait figure d’exception. Les tirages et les ventes sont modestes. Internet a changé le marché, analyse Pierre-Julien Marest. La demande s’est restructurée : « Une partie des informations que l’on trouvait auparavant dans les livres sur le cinéma, comme les filmographies, sont accessibles. Ces données disponibles en ligne n’ont plus rien de rare, tout comme les photographies. Beaucoup de cinéphiles qui achetaient ces ouvrages pour disposer d’informations ou d’images ne le font plus ».

Seuls quelques éditeurs indépendants sont moteur dans l’édition de livres sur le cinéma : Rouge Profond, Yellow Now, Playlist Society, Aedon, Capricci, LettMotif, Editions de l’œil… Des éditeurs DVD comme Carlotta films ont une activité d’édition de livres. Des presses universitaires sont également présentes sur le marché. Les Cahiers du cinéma ont relancé en 2020 leur activité d'édition avec les rééditions de trois livres d'Éric Rohmer. Des éditeurs généralistes publient aussi régulièrement des ouvrages sur le cinéma : Actes Sud adossé à l’Institut Lumière, Séguier, Flammarion, Seuil, Robert Laffont, La Martinière, etc. 

La diversité de ces acteurs pourrait être l’indicateur d’un certain dynamisme, mais dans un marché global du livre qui reste en croissance, en France, avec un fort attachement des Français à la lecture sur livre papier, les ventes des ouvrages sur le cinéma se font à la marge : elles sont faibles. Les soutiens du Centre National du Livre, du Centre National du Cinéma, les diverses subventions et aides possibles, sont les béquilles financières d’un marché de niche guère florissant. L’économie du livre de cinéma est extrêmement fragile. Les ouvrages de cinéma paraissent discrètement, même leur intérêt et qualités peinent à les démarquer et leur permettre de se faire remarquer. Stéphane du Mesnildot, Prix de l’essai du Syndicat français de la critique de cinéma 2021, pour Cérémonies, au cœur de l’Empire des sens (Le Lézard Noir) témoigne qu’il n’a eu « aucun article de presse » sur son livre.  Comme une étonnante invisibilité médiatique.

Dans les librairies même, les ouvrages de cinéma luttent contre l’invisibilité. Leur absence au pire, leur discrétion au mieux. « Les rayons de livres de cinéma se réduisent comme peau de chagrin dans les grandes librairies. Des logiques comptables sont à l’œuvre : les livres de cinéma ne marchent pas assez ». Pierre-Julien Marest ne se plaint pas, mais « les mises en place sont difficiles pour les petits éditeurs ». Aujourd’hui, il distribue lui-même ses livres : « Je suis passé en auto-distribution. Quand j’étais distribué, cela me ruinait. J’étais taxé sur les invendus. Je payais 23% sur chaque exemplaire invendu. Je travaille en direct, avec un réseau de 60 à 80 librairies ».  Les libraires sont ses meilleurs prescripteurs. « Il existe heureusement une nouvelle génération de libraires militants, qui ont envie de s’engager et de soutenir les petits éditeurs et les auteurs qu’on ne voit pas forcément à la télé. On a besoin de cette diversité culturelle, sinon, on n’aura plus que les gros vendeurs de livres, Houellebecq ou Nothomb, quelque que soit la qualité de leurs écrits ».

Le métier d’éditeur de cinéma est dur, mais les emballements de Pierre-Julien Marest paraissent infatigables. Marest Éditeur qui publiait en moyenne sept ouvrages par an les premières années en a fait paraître dix en 2021. Dix titres sont également programmés pour 2022. Après le Chomarat, en mars, le suivant au catalogue, Delair/Clouzot de Noël Herpe, sortira le 14 avril 2022 en librairie. Il s’agit de la correspondance entre Henri-Georges Clouzot et Suzy Delair, ensemble épistolaire inédit, de lettres, télégrammes, cartes postales et photos. A l’arrière-plan du récit amoureux, l’histoire du cinéma français sous l’Occupation, à l’ombre de la Continental.



Propos recueillis par Nathalie Chifflet (mars 2022)