“Les éditeurs vidéos indépendants sont quasiment les derniers punks”

Entretien avec Stéphane Bouyer (Le Chat qui fume) et Manuel Chiche (The Jokers)

Il y a du mouvement autour du cinéma de patrimoine. Pendant que la presse érige en événement l'arrivée sur Netflix des classiques de Truffaut ou Godard, d'autres éditeurs travaillent dans l'ombre sur des pans plus méconnus. Ainsi du Chat qui fume, qui œuvre à la reconnaissance d'un cinéma de genre et d'exploitation ou La Rabbia, filiale de The Jokers, qui remet en lumière L'Âme des guerriers ou le Sorcerer de William Friedkin. Ces deux sociétés se rejoignent aussi dans de nouveaux modes de fonctionnement, flibustiers aux yeux des pratiques de communication ou de commercialisation traditionnelles. Jusqu'à se passer des réseaux de distribution ou des relais médiatiques. Les sorties concomitantes, dans des éditions particulièrement copieuses, du J.S.A de Park Chan-wook (La Rabbia) et du Possession d'Andrzej Zulawski (Le Chat qui fume) offraient l'occasion de faire un état des lieux avec leurs patrons respectifs : Manuel Chiche et Stéphane Bouyer, entre artisans de la cinéphilie et aventuriers économiques.

 

L'idée de cet entretien est née d'une échauffourée sur Twitter autour d'un coup de fil qu'aurait passé le rédacteur en chef d'une prestigieuse revue de cinéma à Stéphane, s'indignant de ne pas avoir reçu un exemplaire de Possession. Vous y avez répondu en indiquant que non seulement il n'y avait pas de raison de le faire, mais que vous n'en aviez pas forcément besoin. Ce rapport entre éditeur/distributeur et la presse est inédit...

 

Stéphane Bouyer : J'avais prévenu TF1, l'ayant-droit de Possession, que je ne ferai pas ou peu de service de presse sur ce titre. Qu'ils le fassent sur leurs exemplaires s'ils veulent mais pourquoi je l'aurais envoyé, par exemple, à Télérama ou à Positif qui, en quinze ans d'existence, n'ont jamais parlé de nos titres ?

 

Manuel Chiche : Tu ne l'as jamais cherché non plus...

 

S.B : Ah mais on a souvent fait des envois presse ! Parfois avec des résultats comme un papier sur Hard (1) dans Les Inrockuptibles. Mais on sait aussi que ça ne sert à rien d'en faire sur les films de Jean-Marie Pallardy (2) où la probabilité d'articles est quasi-nulle avec ce type de journaux. Je suis de la génération des lecteurs de Starfix. Leurs critiques épluchaient les marchés du film, se bougeaient pour aller chercher des curiosités, parler de cinéastes un peu obscurs. Ça n'existe plus.

 

M.C : L'apparition des réseaux sociaux a fait descendre la critique d'un certain piédestal. Pour autant cette communication directe ne remplacera jamais un article de fond.

 

S.B : Si demain je sors un Milos Forman, ça sera facile pour la critique d'en faire quelque chose, mais quand je sors des Claude Mulot (3), c'est mort : plus personne dans la presse établie ne veut en parler, parce qu'elle ne sait pas qui il est. Sans compter les revues où des journalistes m'ont dit vouloir le traiter mais que leur rédaction a répondu : “c'est quelqu'un qui a fait du porno, on n'en veut pas”...

 

M.C : Bizarrement, il n'y a pas eu de remise en question des médias, de manière générale, sur leur force de propositions, de découvertes. Ils en restent, encore et toujours, à ne traiter que les évidences. Est-ce que ça vient des rédac' chefs, de la croyance qu'aborder un sujet que tout le monde connaît serait plus fédérateur, je n'en sais rien, mais je constate juste que cela a mené la presse cinéma à scier la branche sur laquelle elle était assise. Ce qui me plait dans le travail de Stéphane, c'est que ses sorties me font découvrir des choses que je ne connaissais pas. Tout autant que le respect qu'il a pour ces films, qu'ils soient ultra-obscurs ou ultra-bis.

Dans une certaine mesure Le chat qui fume comme d'autres éditeurs comme Spectrum films ou Artus ont pris le relais de ce qu'on faisait chez Wild Side Video quand on explorait des chemins de traverse...

 

S.B : … Mais il est certain qu'on ne peut pas aller que sur cette voie, il est nécessaire de sortir des plus “gros” titres pour pouvoir justement amener à une curiosité envers les autres films. Possession, on l'a pris bien sûr parce que j'adore le film, mais aussi pour cette question d'image.

 

Justement, qu'est-ce qu'un “gros” titre ? Un film déjà connu ou celui qui vous offre de la visibilité ? La question se posant autant pour Possession pour Le chat... qu'avec Parasite pour The Jokers...

 

M.C :  Parasite a fait que le milieu s'est rendu compte qu'on existait après six années de services. Quand on crée La Rabbia en 2011, je me suis demandé comment lancer ce nouveau label. La réponse a été :  Les 7 samouraïs. Parce qu'il était déjà clair que ce qui fait parler est ce qui se vend le mieux en video. Et ça n'a pas changé : maintenant que Park Chan-wook est reconnu, quand on sort le coffret J.S.A, on s'en sort très bien. Quand on ressort L'Âme des guerriers, là, il faut sortir une grosse paire de rames parce que ce film a été totalement oublié alors qu'il est d'une parfaite acuité sur des sujets très actuels comme les violences domestiques ou la perte d'identité.

 

À vos côtés, il y a d'autres éditeurs comme Spectrum, Ecstasy of films, ExtraLucid, Artus, et j'en passe, qui ont émergé ces dernières années sur le même terrain d'un cinéma de patrimoine méconnu.

 

S.B : Émergé, émergé... Spectrum ou Artus, ce sont des boîtes qui ont quinze ans d'existence, mais qui ne trouvent une visibilité que depuis peu. Peut-être parce que dans le marché vidéo actuel, ce qui s'en tire le mieux, c'est ce cinéma de genre qui gratte un peu. Gaumont m'a dit une fois, qu'on vendait plus certains de nos titres qu'eux des Pierre Richard. Simplement parce que le vrai cœur des acheteurs réguliers de DVD ou Blu-Ray aujourd'hui sont des gens qui ont envie de découvrir des films, des titres qui avaient disparu des circuits traditionnels...

 

M.C : … tout en étant fidèles, mais pas si nombreux (rires)

 

Ces éditeurs-là se portent relativement bien économiquement sans avoir une forte visibilité médiatique. A partir de là, à quoi vous sert la critique ?

 

M.C : Le cas de The Jokers est un peu différent : avec les ramifications entre les sorties salles, vidéo et la production, nous sommes protéiformes.

 

S.B :... et avec des enjeux financiers différents.

 

M.C : Il y a des cas qui parlent d'eux-mêmes : quand on sort Brimstone (4), c'est pour une très grosse taule en salles. Mais plus tard, le film a gagné en réputation sur le net, est devenu culte et a fait des ventes très correctes en vidéo. Ce n'est pas le traitement de la presse qui a nourri ce bouche-à-oreille. Si on se recadre spécifiquement sur l'édition vidéo, globalement, je trouve qu'il n'y a qu'un éditeur de patrimoine qui est traité par la critique : Carlotta. Déjà, par son volume de sorties, quasiment trois films par mois, mais aussi parce qu'à nouveau, il est plus évident pour la presse de parler de Jardins de pierre ou Peggy Sue s'est mariée que de films ou cinéastes dont elle n'a jamais entendu parler ou ne s'est jamais souciée. Et ce sera la même chose avec leurs prochaines rééditions de Cul de Sac, Répulsion ou Le couteau dans l'eau, films de Polanski, qui l'ont déjà été des dizaines de fois. Il n'y a rien à redire sur le travail de Carlotta, qui est très bien fait, mais beaucoup à dire sur le manque de curiosité de la critique.

 

Est-ce que votre modèle économique, du crowdfunding ou des précommandes, est aujourd'hui une sécurité pour un éditeur vidéo telle qu'elle lui permet de se passer de la critique ?

 

S.B : Il est assez clair qu'à partir du moment où ce système nous permet de pouvoir réduire au mieux les invendus ou d'avoir fidélisé des clients, oui, on peut se passer de la presse... Encore plus quand Internet et les réseaux sociaux créent une connexion immédiate avec un public, et bien au-delà de la France. À la moindre annonce d'une sortie du Chat qui fume, il y a des demandes quasi dans l'heure de potentiels acheteurs européens ou américains -  que ne nous amènerait plus une critique ne serait-ce qu'en étant en retard : quand les rares articles paraissent, on a parfois pré-vendu tous les exemplaires de certaines éditions six mois plus tôt.

 

M.C : On a en quelque sorte de l'avance sur les distributeurs du cinéma français : ils ont quand même encore une grosse tendance à attendre le dernier moment pour faire parler de leurs films. Le modèle des studios américains est beaucoup plus intéressant et performant : ils occupent le terrain très en amont, parfois avec des teasers lancés avant même que les films ne soient finis de tourner. On n'est est pas là, mais les éditeurs indépendants comme Le Chat... ou nous, passent par une communication particulière, qui comble en partie la presse en faisant une pédagogie que la critique n'assume plus : on parle aux fans, on leur donne des explications sur notre travail avec toute la transparence et les détails possibles. Ça crée un lien et une confiance qui n'existe quasiment plus envers la critique. Entre autres parce qu'un des ressorts de cette communication est l'humilité. Et elle compte dans ce qui tient finalement autant de l'entretien d'une image de marque que du choix des films que l'on édite. On se rapproche du modèle de certains éditeurs littéraires dont la qualité de la ligne éditoriale pèse presque plus que les livres.

 

Ça reviendrait à dire qu'il y a un manque de lien, de connivence entre la presse cinéma et son lectorat ?

 

M.C : Mine de rien, les éditeurs vidéos indépendants sont quasiment les derniers punks : ils font des choses qui n'intéressent qu'une poignée de personne mais le font avec l'énergie des passionnés.

 

S.B : Les gens sentent quand Manuel, moi, Spectrum ou Artus sortons un film, qu'on sait de quoi on parle, qu'on connaît les films, qu'on les a vus, qu'on ne les aborde pas comme cela arrive à la presse cinéma comme un produit lambda balancé par paquets de douze. Tout le storytelling qu'a imposé le système américain à la presse cinéma mondiale est à réinventer. On en a la démonstration avec les retours sur les réseaux sociaux quand on explique aux gens la fabrication de nos éditions, que ce soit dans la conception des bonus ou le processus de restauration. Cet échange direct leur plaît.

 

Il existe aujourd'hui du côté des Youtubeurs cinéma qui ont un rapport plus direct avec leur public...

 

M.C : La plupart a surtout compris que pour se faire entendre il faut passer par le clash, donc aller dans l'extrême, soit dans l'archi dithyrambe façon “c'est le plus grand film jamais fait”, soit “c'est une merde”. Cela dit, certains ont appris l'art de la synthèse pour parler à une génération qui refuse de prendre le temps, qui veut savoir en deux minutes de quoi les films causent et si ça va leur plaire ou non. Ça me fait souvent sortir de mes gonds, mais je vois bien que mes enfants, qui sont quand même grands maintenant, les suivent assidument. Alors qu'ils sont privilégiés en ayant eu accès à une large culture cinéphile... Il est très clair que la critique s'est fait niquer par ces gens-là, mais surtout parce qu'elle n'a pas su s'adapter à ce public-là.

 

S.B : Et c'est d'autant plus stupéfiant, que même le CNC arrive à bouger, à sortir de ses œillères en ayant intégré le travail des éditeurs vidéo indépendants. Aujourd'hui, ils sont beaucoup plus conciliants avec nous, alors qu’il y a quelques années, quand on leur envoyait (pour se marrer parce qu'on se doutait bien du résultat) des DVD des films de Jean-Marie Pallardy, ils nous répondaient avec un certain mépris : merci de nous avoir rappelé que ce cinéma-là existait... Ils reconnaissent aujourd'hui qu'il y a un public pour ça, que les éditeurs soignent leur travail. Si eux réussissent à s'ouvrir, pourquoi la critique non ?

 

La crise du Covid a privé la presse cinéma de l'actualité des sorties en salles. Pensez-vous qu'elle saura profiter de cette parenthèse pour se réinventer où est-elle forcément prisonnière de ses mécanismes ?

 

S.B : Dans les premières années du Chat... on se cherchait un peu, on sortait tout et n'importe quoi. Il nous a alors souvent été demandé : quelle est votre cible ? Et bien on cherche toujours (rires) mais on en a fait un principe, en allant du cinéma d'exploitation à Coline Serreau...

 

M.C : Ça s'appelle casser la routine...

 

S.B : Exactement, et c'est précisément ce qui manque à la presse. Alors que ça peut s'avérer payant. J'ai été le premier surpris quand, suite à un article dans Les Cahiers du cinéma sur Les Nuits du diable de Giorgio Ferroni, on a reçu des coups de fil de gens disant “je l'ai lu, ça m'a donné envie de le voir...”.  Alors que sans vouloir être méchant, je me demande souvent qui peut bien lire Première aujourd'hui ?

 

M.C : Nous sommes obligés de nous réinventer chaque jour parce qu'on est dans un environnement super mouvant. C'est un raisonnement économique et intellectuel qui me paraît sain. La presse dans sa globalité devrait le faire, mais le peut-elle en étant tenue par très peu de personnes, qui ont une vision des choses archaïque ?

Alors que même ce que proposent les plateformes SVOD est déjà dans une répétition de formules, de trucs déjà vieillots. Le Paul Greengrass qui est sorti sur Netflix, par exemple, ma mère l’a adoré, mais moi j'ai trouvé ça pathétique....

Or, la période qu'on vit pousse à une sorte de déprime généralisée qui va faire naître une envie d'être bousculé, d'être surpris. Si la presse ne profite pas de cette opportunité, c'est à désespérer...

 

S.B : Surtout que contrairement à ce qu'elle pense, il y a un véritable appétit chez les jeunes. Parmi nos acheteurs réguliers, il y a pas mal de 20-25 ans qui nous disent : je prends tout ce que vous sortez, parce que j'ai envie de découvrir des choses.

 

Qu'est-ce que vous lisez aujourd'hui dans la presse cinéma ?

 

M.C : L'Équipe ! (rires) La presse cinéma court essentiellement après sa survie  mais n'a pas été capable de prendre en compte un changement de ton, elle a campé sur ses acquis. Il y a quelques cas, comme SoFilm qui a essayé d'aborder les choses différemment, en schématisant, par le côté “on va vous raconter les petites histoires derrière la grande”. Je ne sais pas si c'est viable, mais par contre je sais que j'ai commencé à lire cette revue parce que cet axe-là me plaisait. Au-delà de la presse cinéma, une des grosses problématiques de ce milieu est qu'il continue à se prendre au sérieux. Ça ne peut que faire chier des gamins qui ont l'impression d'avoir des profs en face d'eux. Ça a créé un véritable fossé dont personne n'a voulu prendre conscience ni l'entendre.

 

S.B : Il y a un manque de pédagogie sur des choses simples. Qu'on nous parle en long et en large du financement par Netflix du Napoléon d'Abel Gance, très bien, mais où peut-on lire des choses sur le travail de restauration ? Ou sur comment on scanne des bobines de films ? Or, quand on en poste sur les réseaux sociaux à propos de nos éditions, on voit bien que ça passionne les jeunes...  Tout est question de comment on parle aux gens, comment on leur raconte les choses. Et à ce niveau-là, la presse cinéma s'est endormie à radoter toujours les mêmes choses sur les mêmes films et à les survendre, y compris en ce qui concerne le patrimoine, qui ne passe que par les sempiternels même noms. J'adore les films de Truffaut, Melville et compagnie, mais à force de n'entendre parler que d'eux, ça a fini par couper l'envie de revoir leurs films. Je préfèrerais que la presse cinéma me parle de gens comme Corneau qui est maintenant porté disparu... C'est un peu ce que fait Première Classics, mais qui en a fait une niche en soi : je ne comprends pas qu'ils n'en aient pas fait une rubrique dans Première tout court pour sortir de la course à l'actualité et d'articles qui finissent par tous se ressembler... Sinon, on soutient trois revues, en y prenant de la pub, même en sachant pertinemment qu'il n'y aura pas de retours sur investissements : L'Écran fantastique, Mad Movies et Revus et corrigés. Les deux premiers par principe, le troisième parce que j'apprécie de voir une équipe qui se bouge, sort des sentiers battus, même si je ne suis pas forcément en phase avec leurs choix.

 

Soit trois revues qui sortent peu à peu des rangs d'une distribution usuelle : la parution de l'Ecran est très aléatoire, Mad Movies fait de plus en plus appel à du crowdfunding pour ses numéros spéciaux et Revus & Corrigés tient plus du mook que du magazine en kiosque.

 

M.C : J'adore la démarche de Revus & Corrigés mais ils galèrent, se retrouvent sur la même problématique que la nôtre : un fonctionnement en circuit fermé, qui n'est pas très étendu. Économiquement, c'est très compliqué pour eux. D'une certaine manière leurs rédacteurs écrivent pour la gloire. L'avantage pour un éditeur comme Le Chat.. est qu'il a eu le temps de s'installer et d’apprendre qu'il faut jongler avec des titres au potentiel fort pour pouvoir en sortir des plus risqués.

 

La fidélité de vos acheteurs pose, malgré tout, la question d'une réhabilitation par ce public d'un cinéma de genre avec lequel la critique a encore une relation très complexe, persiste à le regarder de haut...

 

S.B : Le Venin de la peur, notre premier Blu-ray a non seulement été un carton mais a eu droit à un article dans Les Cahiers du cinéma. C'était cool, ma mère était fière de moi, a scanné la page pour la montrer à ses copines... (rires). Je ne suis pas sûr que le film y ait eu droit à sa sortie salle. Ça bouge donc quand même un peu. Argento a été réhabilité, Bava commence à avoir droit de cité. Peut-être que ça finira par arriver à Fulci.

 

M.C : Ça ne concerne pas que la critique : les films des éditeurs qu'on a cités n'existent pas sur les grosses plateformes de SVOD. On peut se poser la question de l'apparition un jour d'une plateforme de cette ampleur qui serait ouvertement alternative... J'ai toujours été persuadé qu'il y a une place à prendre sur ce terrain. Il y a des tentatives intéressantes, comme LaCinetek, mais ils communiquent très mal ou restent extrêmement conservateurs. L'idée d'une programmation faite par des réalisateurs est super, mais quand est-ce qu'ils sortent quelque chose de derrière les fagots ?

 

C'est probablement lié à une question de droits des films...

 

M.C : Bien sûr, mais ce n'est pas un problème insoluble. Le côté serpent qui se mord la queue (si tu communiques mal, t'as peu d'abonnés, donc pas assez de rentrées financières pour acquérir des droits) est plus problématique.

 

Il y a quand même dans votre travail, une idée de déplacement de la politique des auteurs, que vous auriez replacée autour des réalisateurs de films de genre, là où la presse serait prisonnière d'un traitement des films plus mainstream...

 

M.C : Ça tient d'une démarche d'accompagnement qui me paraît nécessaire. Mais à nouveau, elle n'est rien sans une curiosité de la presse ou des spectateurs. Quand je ressors Utu (5), je prends une énorme gamelle, alors que je pensais que beaucoup allaient réagir comme moi : si on me parle d'un western avec des maoris, j'ai immédiatement envie de voir ça.

 

S.B : Que ce soit en sortant les films de Claude Mulot, Michel Lemoine ou bientôt Eddy Matalon, mais aussi Pourquoi pas ? de Coline Serreau, c'est une manière de remettre en lumière tout un pan cinéma français qui a été mis sous le tapis, balayé par l'intelligentsia critique. Ma théorie est que ça remonte à l'apparition des César, qui a délimité les choses entre cinéma du dessus et du dessous. Bien sûr que les films placés dans la seconde catégorie sont loin d'être tous des chefs d'œuvre mais ils ne méritaient pas pour autant d'avoir totalement disparus. On a juste creusé là-dedans, pour s'apercevoir que ça marche. Notamment à l'étranger. En Angleterre ou aux USA, on fait beaucoup de ventes sur ces films.

 

Est-ce que la démarche de producteur d'une nouvelle génération de réalisateurs de cinéma de genre français chez The Jokers, est la même ?

 

M.C : Oui et non. Certes, Teddy, La Nuée et Ogre s'apparentent au cinéma de genre, mais ce n'est pas ce qu'on vise. Notre objectif est bien plus de faire émerger des voix qui nous semblent singulières. L'idée est surtout de chaperonner des jeunes et de voir s'ils ont autant de talent qu'on le croit. Je me fous que ça rentre dans une case de cinéma de genre ou non. On tient surtout à ce qu'ils affirment des points de vue forts sur des problématiques sociétales, à pousser un cinéma qui a quelque chose à raconter. Alors que pendant longtemps, je me suis dit que jamais je ne produirai un cinéma français qui me faisait profondément chier, que je trouve consanguin et nombriliste. Pour le moment, du propos aux partis pris esthétiques, cette jeune génération me rend enthousiaste. Si on arrive à l'aider à botter le cul à l'ancienne qui est encore en place, j'aurais fait mon travail. Et les retours sur Teddy ou La Nuée me laissent penser que je suis dans le vrai, qu'il y a une vraie lassitude d'un cinéma français qui tourne en rond.

 

S.B : Je me souviens d'une presse cinéma dans les années 90 comme Le Cinéphage ou Brazil qui parlait autant de Jan Kounen que d'Hal Hartley. Et tout d'un coup, tout ça est retombé dans un ronronnement, est rentré dans le rang, et on en a repris pour vingt ans. Face à ça, il y a une mission quasi politique chez nous dans cette envie de casser les codes. Si on a besoin de Possession, Coline Serreau, ou Bayan Ko de Lino Brocka pour ça, allons-y...

 

Le vrai tournant politique est dans votre mode de distribution, qui se passe désormais de la distribution en boutiques, vos sorties se trouvant essentiellement sur vos sites respectifs. Est-ce que vous voyez un lien entre le manque de visibilité médiatique de vos éditions et ce retrait des gros points de vente comme la Fnac ?

 

S.B : Pas du tout. La décision a été prise après la sortie du Venin de la peur. On met 1000 exemplaires en avant-première en Fnac à 30€ pièce, qui sont tous vendus. Quatre mois aprè,s on reçoit les premiers paiements : 5000 balles. Là, je me suis dit qu'il y avait un problème, que je ne bossais pas pour ce retour-là. On a donc décidé de se retirer de cette filière pour faire les choses par nous-même. Et vu les résultats, on a bien fait.

 

M.C : C'est une réflexion purement économique. Aujourd'hui, dans le circuit classique, il te revient grosso-modo 50% sur un Blu-Ray. Tu sors un bouquin, la commission des distributeurs te prend 55%. A un moment, au vu d'une économie de fabrication tellement serrée tu leurs dis « Fuck ! » et tu tentes le coup par toi-même. Est-ce que c'est viable ? Pas toujours. Mais quand ça marche, ça l'est plus que par le circuit habituel.

 

Faire réapparaitre, avec visiblement un certain succès, des films qui n'ont pas été remarqués par la presse lors de leur sortie, est-ce pour vous une manière de dire qu'elle a eu tort de ne pas les considérer ?

 

S.B : C'est plus compliqué que ça. Entre autres parce qu'au long des années, le sort de la presse cinéma s'est lié aux annonceurs. La première critique qu'on a eu dans un magazine que je ne nommerai pas, faisait deux pages. Un éditeur vidéo m'a appelé dans la foulée pour me demander “t'as payé combien ?”, et ça n'était pas sur le ton de la blague...

 

M.C : On ne peut de toutes façons pas se reposer sur le travail de la critique, qui, à sa décharge, n'a plus le temps ni les moyens de faire le tri dans la masse de ce qui est proposé. La question est sans doute plus celle d'un temps long, nécessaire pour éveiller les curiosités ou créer la notoriété. Tout le travail à faire pour demain, en tant que distributeur ou éditeur vidéo, avec ou sans la critique, est là.


Propos recueillis par Alex Masson (mars 2021)

 

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(1) Polar de John Huckert (1999) autour de la relation complexe entre un flic et un tueur, tous deux gays.

(2) Réalisateur ayant œuvré autant dans le thriller comme dans le cinéma érotique des années 1970 à 90.

(3) Réalisateur français de films fantastique et X (sous le nom de Frédéric Lansac).

(4) de Martin Koolhoven - 2016

(5) de Geoff Murphy - 1983