TABLE RONDE (1/3)

D’où on parle ?

Conversation autour de la critique de cinéma : épisode 1


Conversation autour de la critique de cinéma, entre CÉDRIC COPPOLA (La Provence, Nice Matin, L’Écran fantastique), SAMUEL DOUHAIRE (Télérama), MURIELLE JOUDET (Le Monde, Les Inrockuptibles, Le Cercle, Hors-Série), JEAN-MARC LALANNE (Les Inrockuptibles, Le Masque et la plume), JOSUÉ MOREL (Critikat, Les Cahiers du cinéma) et PHILIPPE ROUYER (Positif, Psychologies, Le Cercle)



Dans le précédent numéro de la Lettre nous avions demandé à un éventail de professionnels du cinéma : est-ce que la critique aide à faire des films ? Leurs réponses disaient un certain nombre de choses sur la manière dont ils voient la critique, et la façon dont ils vivent et collaborent avec elle. Nous avons souhaité, non pas répondre point par point à ce retour, mais le prendre comme point de départ pour entamer une conversation sur “le métier”, puisque c’en est un.



1. LE DESTINATAIRE

Une première chose que j’ai relevée dans les réponses qui nous avons reçues de la part des professionnels dans le précédent numéro de la Lettre, c’est la récurrence de la question du destinataire. L’idée que la critique a plusieurs destinataires possibles – public, industrie, cinéastes et critique elle-même – qui peuvent induire des types de critiques différents, et être éventuellement le vecteur d’une certaine confusion. Je vous propose donc de partir de là, et que chacun dise quel est le destinataire – réel ou imaginaire – auquel il a le sentiment de s’adresser quand il écrit.

Murielle Joudet : Je pense que ça dépend du média. Quand j’écris, par exemple, pour les Inrockuptibles, j’ai l’impression que je m’adresse à mon rédacteur en chef, donc à Jean-Marc. Au Monde, en revanche, c’est un peu plus anonyme. Ensuite, il y a le lecteur. Or, il n’est pas le même aux Inrocks ou au Monde, et ça change sensiblement mon écriture. Par exemple au Monde, il faut être très pédagogique, raconter le synopsis. Si j’utilise un mot comme “Woke”, il faut que je l’explique, ce qui n’est pas le cas aux Inrocks. Et puis au Cercle, là je pense plus à mes parents, parce qu’ils ne lisent pas mes articles mais ils regardent l’émission. - et plus largement je m’adresse à des gens qui ne vont pas forcément lire de la critique. Après, quand on écrit sur un film français il y a une forme d’adresse au cinéaste. On sait qu’on va être lu, donc inconsciemment je me vois écrire différemment. Et aussi on est moins méchant, surtout si c’est un jeune cinéaste ou un film confidentiel, parce qu’on sait qu’on peut blesser quelqu’un, ce qui ne sera jamais le cas quand on écrit sur un film américain. En ce moment, par exemple, je sens que les attachés de presse sont à cran, donc je calme un peu le jeu sur mes critiques négatives. Alors, à qui je m’adresse ? C’est un peu fluctuant. Mais ce qui m’importe c’est que je ne suis pas là pour prescrire. Je suis là pour me faire mon film (que je raconte dans ma critique) à l’intérieur d’un film donné. Je ne suis pas là pour dire : allez voir ce film. Même si évidemment, en lisant le texte, on peut facilement déduire si je le recommande ou non. 

Jean-Marc Lalanne : La question du destinataire, on peut choisir de ne pas l’entendre comme ça mais moi je la trouve extrêmement intime en fait. Pour qui j’écris ? Au fond je ne le sais pas très bien. Il y a un lecteur contractuel, qui est le lecteur des Inrocks, et mes textes, presque naturellement, je les pense en fonction de lui. Mais il n’est pas le destinataire le plus important. Le destinataire le plus important ce serait une sorte de lecteur imaginaire qui peut se réduire à deux ou trois personnes. Ces personnes ne liront peut-être pas le texte, mais au fond c’est à elles que je m’adresse. Et peut-être in fine à moi-même. En fait, je pourrais presque reprendre le triangle lacanien. D’abord il y a le lecteur réel, c’est-à-dire le lecteur des Inrocks, qui est une sorte de McGuffin : je modèle mon texte par rapport à ce que je suppose de ses attentes, mais au fond ça n’est pas à lui que je m’adresse. Après, il y a le lecteur symbolique, qui peut être l’attaché de presse, les gens qui représentent l’industrie du cinéma, ceux qui sont attachés au film. Ils valent souvent comme une instance de censure, comme le disait Murielle, parce qu’ils nous contraignent à mesurer plus ou moins consciemment ce qu’on dit (ce qui n’est pas forcément mal, car c’est important de mesurer que ce qu’on écrit touche le réel, concerne des gens qui existent, a des conséquences). Mais là encore ça n’est pas le lecteur principal. Et puis il y a le lecteur imaginaire, qui est le vrai moteur et celui pour qui j’écris, même si je ne le connais pas forcément.

Philippe Rouyer : Moi je m’adresse très clairement à mes lecteurs et à mes spectateurs. Mais de manière différente selon les supports. À Psychologies il faut passer beaucoup par le récit, par ce que raconte le film. Et en même temps, je ne mets jamais de côté la mise en scène. Parce qu’une histoire peut vous faire rire si elle bien racontée, et pas du tout si elle est mal racontée. Donc il y a toujours, dans les articles de Psychologies, un petit moment où je vais appuyer sur un point de mise en scène pour expliquer pourquoi c’est bien. Évidemment, à Positif c’est autre chose. D’abord à Psychologies je m’adresse à des gens qui n’ont pas vu le film, alors qu’à Positif, pour les articles longs, je postule que les lecteurs ont vu le film et qu’ils ont, en quelque sorte, envie d’avoir quelqu’un avec qui en discuter. C’est donc beaucoup plus libre. Et puis au Cercle on s’appuie sur les images pour illustrer ce qu’on est en train de dire : c’est encore un troisième exercice. Mais dans les trois cas de figure, c’est avant tout au public que je m’adresse. Tout en sachant, bien sûr, que les metteurs en scène et l’industrie du cinéma peuvent me lire. Mais par rapport à ça, je me suis constitué au fur et à mesure une morale, qui est que quand je dis du mal d’un film je veux toujours pouvoir penser que si je rencontre son auteur, je pourrai le regarder dans les yeux et défendre mon point de vue sans que lui puisse me reprocher de l’avoir blessé par la forme de mon propos. 

Cédric Coppola : Moi j’ai commencé à La Marseillaise, qui est un journal communiste de la PQR, où on a une grande liberté. Puis quand je suis passé de La Marseillaise à La Provence, quelqu’un qui avait déjà fait le même chemin m’avait dit : tu vas voir, la différence entre les deux c’est qu’à La Marseillaise, on est moins lu mais tu peux écrire ce que tu veux, tous les lecteurs te suivent, alors qu’à La Provence il faut écrire pour tous les publics. Donc il faut toujours que je prenne ça en compte. J’ai six critiques par semaine. Ça oblige donc à avoir un spectre très large. Et même si ce sont des journaux généralistes, j’essaie toujours de glisser des films assez pointus dans ma sélection. Après, mes papiers sont plutôt courts : ils font autour de 2000 signes, mais le résumé à part. Ce qui permet de pouvoir ensuite développer un peu sur les questions de mise en scène ou de jeu d’acteur. Mais ce qui est important c’est que, peu importe de quoi je parle, je m’emploie le plus possible à  recontextualiser, à mentionner le réalisateur, ce qu’il a fait avant, pour dire au public : si vous avez aimé son travail, par rapport à ses précédents films, voilà ce que vaut celui-là. L’idée c’est de s’adresser à un public très large, et de susciter l’envie. On sait que le cinéma n’est pas regardé de la même façon à Paris et en province. Il y a, par exemple, beaucoup de grosses comédies qui font énormément d’entrées en province. Mais si je ne les aime pas, je ne m’empêche absolument pas d’en dire du mal. Ce qui me pose par moment des problèmes avec quelques attachés de presse et distributeurs… Mais moi, j’écris clairement pour le public.

Samuel Douhaire : Moi aussi j’écris pour le lecteur. Avec cette difficulté qu’à Télérama on écrit certains textes qui sont visibles à la fois sur le print et sur le web, et d’autres qui sont spécifiquement web. Or, on sait que l’on n’a pas exactement le même public pour les deux. Il est un peu plus jeune sur le web, et n’a pas forcément les mêmes exigences. On sait par exemple que sur le web on peut utiliser des mots d’anglais sans les traduire. Par contre, il ne faut quasiment rien dire sur l’histoire du film. On est très régulièrement réprimandés par les lecteurs du site parce qu’on en dit trop, alors que le public du print est beaucoup plus coulant là-dessus. Il y a aussi une autre petite différence, c’est qu’on essaie de plus en plus de faire des critiques des films de plateforme. Et là on a un style peut-être un peu plus relâché, car on sait que le lecteur, d’une certaine manière, attend ça.

Après, si je me soucie un petit peu de l’industrie ou des réalisateurs, c’est plus autour d’une idée de respect. J’essaie toujours de penser qu’aller voir un film me prend deux heures et écrire dessus plus ou moins une heure, alors que le réalisateur, lui, peut avoir, de manière très sincère, consacré quatre ans de sa vie à ce même film, dont je vais peut-être dire du mal. Quand c’est une comédie cynique je n’ai pas trop d’états d’âme. Mais quand c’est un film d’auteur où le cinéaste, même s’il a raté son coup (ce qui peut arriver), a cru à ce qu’il faisait, je m’interdis de faire le malin au détriment du film. J’ai pu le faire à mes débuts parce que j’étais jeune et un peu con, mais maintenant j’essaie toujours d’y faire attention. Pour la même raison que toi Philippe : si je croise le réalisateur, je n’ai pas envie d’avoir à me cacher parce que j’ai été injuste.

Josué Morel : En ce qui me concerne, je ne me pose pas du tout la question de savoir si j’écris pour les cinéastes. Surtout pas, d’une certaine manière. C’est peut-être parce que la plupart de mes textes sont publiés dans une revue en ligne, sans contrainte économique, mais j’ai l’impression d’écrire avant tout “pour” le film, de dialoguer avec lui. Et plus loin, de faire en sorte que ce dialogue nourrisse le propre rapport que le lecteur entretient avec un film ou un cinéaste. Évidemment, on s’adresse à nos lecteurs avec clarté et pédagogie, mais je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire de les dorloter. Je suis un peu agacé par l’idée qu’il faille systématiquement se “ mettre au niveau des lecteurs”, sans envisager qu’il faut parfois aussi se mettre au niveau d’un texte. Pour moi, ça va dans les deux sens. Il me semble qu’il ne faut pas avoir peur, par exemple, d’entrer dans le détail d’un plan, d’aborder frontalement des questions de forme. Je m’en rends compte notamment lorsque je présente des films dans le cadre de ciné-clubs ou quand je discute avec des lecteurs : parler concrètement de mise en scène ne fait pas peur, bien au contraire, il existe un désir pour des discours critiques plus analytiques. La pédagogie est importante, mais elle ne doit pas conduire à diluer le propos qu’on peut tenir.

Jean-Marc Lalanne : À un moment donné dans ma vie j’ai travaillé pour un magazine qui n’existe plus, qui s’appelait Max, et qui était plutôt un magazine de divertissement, une sorte de GQ des années 90. C’est le seul moment où je me suis adressé à un lecteur vraiment différent des lecteurs de Libé, des Cahiers ou des Inrocks, qui sont les trois autres lecteurs réels auxquels je me suis adressé. Et il se trouve que dans cette presse très généraliste, mainstream, de divertissement, il y avait un rédacteur en chef qui s’amusait à caster des journalistes qui n’étaient pas du tout faits pour ça, et qui nous encourageait plutôt à faire n’importe quoi. Du coup, il pouvait m’arriver de m’amuser à écrire des textes plus obscurs dans Max que dans les Cahiers. Mais au fond j’ai eu la chance de travailler dans des journaux où ma manière naturelle de m’exprimer sur le cinéma n’était jamais filtrée. Je n’ai jamais eu à écrire pour une presse vraiment grand public, où j’aurais eu à parler de cinéma différemment de la manière dont j’en parle dans la vie.

Philippe Rouyer : Moi, quand je suis dans une presse grand public comme Psychogie, je pense que ça correspond à un aspect de moi. En fait, mon amour du cinéma est tel que j’ai envie de convertir, non pas à un film mais aux vertus du cinéma, des gens qui n’y vont peut-être pas. J’essaie de les convaincre qu’ils vont forcément trouver des films qui les intéressent ! La critique de cinéma, c’est toujours un peu un autoportrait. On n’écrit pas pour ça, mais on écrit avec ce qu’on est. Et du fait qu’on a un masque, puisqu’on parle d’un film, on va parfois encore plus parler de soi, en ayant l’impression de ne pas le faire.



2. LES ÂGES

Josué Morel : Quand j’ai commencé à faire de la critique, il y a environ dix ans, j’ai investi Internet comme une espèce de bac à sable. J’ai écrit au début des choses assez médiocres, mais j’ai trouvé à Critikat un espace, un comité de relecture qui m’accompagnait, et la possibilité d’écrire sur beaucoup de films, de m’entraîner et donc de pouvoir progresser. Je constate en ce moment, ce qui m’inquiète un peu, une forme de désertion d’Internet, entendu à la fois comme un espace d’apprentissage critique et comme un lieu où l’on peut écrire très librement. Depuis quelques années, au lieu de nouvelles revues numériques, on assiste plutôt à l’apparition de de titres papier entre la revue et le Mook, comme la Septième obsession et Revue & corrigé, ou de formes héritées de fanzines, telle la revue Apaches. Parallèlement, plusieurs sites importants ont disparu, comme Independencia et Chronicart. Une tendance se dégage, et avec elle une question : pourquoi se limiter volontairement aux contraintes du papier et ne pas explorer les possibilités qu’offre Internet ? L’absence de réel modèle économique viable est une piste, mais elle n’explique pas tout : il semble y avoir comme un tarissement du modèle, à mon avis fécond, des revues libres, en libre accès, animées par des seuls passionnés.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que le nombre de revues Internet a beaucoup baissé par rapport à il y a dix ou quinze ans. Et du coup, l’effervescence qui allait de pair s’est atténuée aussi. À l’époque, un film comme La Guerre des mondes pouvait susciter des débats et une production critique abondante. Dernièrement, seul Once upon a Time in Hollywood de Tarantino me semble avoir réanimé en partie ce phénomène. Autour de ce film, c’est sur les sites Internet qu’il y a eu une forme de bouillonnement critique, davantage que dans la presse. C’est peut-être la dernière fois qu’il s’est passé quelque chose de cet ordre. Depuis – et c’est ce qui peut nourrir le sentiment d’un certain déclin de la critique - il y a un peu moins d’émulation collective.

Jean-Marc Lalanne : Ou elle trouve une autre forme, qui est celle des dialogues sur les réseaux sociaux.

Josué Morel : Oui, mais pour moi ça n’est pas toujours de la critique. Il s’agit certes d’une émulation collective, mais est-ce qu’elle produit vraiment des textes ? Sauf cas rares, je n’en suis pas certain.

Samuel Douhaire : Mais cette situation est avant tout liée à un problème économique. C’est bien de faire des grands textes sur le numérique, mais il faut qu’ils soient lus et qu’il y ait une rémunération : on n’est pas des purs esprits !

Josué Morel : C’est aussi une question de choix de vie : dans mon cas, je travaille dans un cinéma, j’ai des petites commandes d’écriture, il m’arrive d’animer des ateliers d’analyse filmique, etc. Tout cela mis bout à bout ne fait pas grand-chose, mais me permet de vivre, et surtout d’écrire globalement sur ce que je veux. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, si on veut faire de la critique avec une certaine liberté, il faut pratiquement décorréler ce qu’on écrit d’une aspiration à gagner sa vie. J’entends que c’est un constat assez violent, mais j’ai l’impression que c’est le devenir de la critique. Et je crois que plutôt que de résister à cette évolution, il faut au contraire l’embrasser.

Cédric Coppola : À Critikat, tu ne te verses pas du tout de salaire ? 

Josué Morel : Non. Mon prédécesseur, Clément Graminiès, qui a fondé la revue, s’est à un moment posé la question de savoir s’il pouvait être rémunéré en qualité de rédacteur en chef. Mais il a considéré qu’il ne serait pas correct d’être payé si les autres contributeurs ne l’étaient pas. C’est une position qui peut paraître radicale, mais que je trouve très saine. J’ai conservé le même principe : personne n’est payé, on fait tous ça par passion et si quelqu’un n’a plus envie d’écrire, et bien il arrête. Cela pose aussi la question de savoir si la critique est une activité que l’on pratique toute sa vie. Est-ce que dans 10, 20 ans, j’aurais toujours l’envie, l’énergie, la passion d’écrire chaque semaine ? J’ai tendance à penser que oui, mais au fond, je n’en sais rien.

Philippe Rouyer : Cette idée de la longévité de la critique, c’est quelque chose que l’on n’interroge pas souvent. Moi j’ai publié mon premier texte dans Positif en septembre 1985. Certains à cette table n’étaient pas nés… Les dix premières années j’allais presque voir tout ce qui sortait. Mais après, petit à petit, ce besoin de tout voir disparaît. Et puis au bout d’un moment tu t’aperçois qu’il y a des films véritablement industriels que tu n’as pas besoin de voir pour savoir à quoi ils ressemblent. À ce moment-là, moi j’ai trouvé mon second souffle dans le patrimoine. C’est mon métier de pigiste qui m’a guidé là-dessus parce que j’ai fait beaucoup d’interventions en salles. Et en fait, maintenant, dans une semaine traditionnelle, je vois au moins un tiers de films de patrimoine. Ça ne veut pas dire que tous les films de patrimoine sont bons, mais c’est du cinéma qui est forcément différent de celui de la semaine. Du coup, ça t’oblige à réfléchir. Et c’est comme ça que je maintiens mon enthousiasme.


Propos recueillis par Nicolas Marcadé (janvier 2022)