TRANSVERSALES (1/2)

“Transmettre l’amour des films”

Rencontre avec Pascale Ferran

LaCinetek est la première plateforme de VOD dédiée aux chefs-d'œuvre du XXe siècle. Créée en 2015 par les réalisateurs Pascale Ferran, Cédric Klapisch et Laurent Cantet, elle a déjà séduit plus de 40 000 cinéphiles avec un catalogue de plus de 1000 films.

Comment est née l’idée de La Cinetek ?

C'était un désir très fort lié à un manque. On s’est retrouvé après une réunion, à discuter de manière tout à fait amicale, sur le trottoir, en fumant une cigarette. Nous étions quelques réalisateurs, dont Cédric Klapisch, Laurent Cantet et moi,  avec Alain Rocca le président d'UniversCiné,  une grosse plateforme de cinéma d’auteur. Nous nous sommes demandé pourquoi il n'y avait pas en France de site de vidéo à la demande avec les plus grands films de l'histoire du cinéma et du XXe siècle. Il y a un terrible manque. C'est compliqué pour nous en tant que cinéastes mais cela concerne aussi plein de gens,  cinéphiles, critiques,  professeurs,  étudiants, de revoir un grand film. Comment on fait quand on ne l'a pas dans sa DVDthèque, que ce n'est plus édité en vidéo, qu'on ne le trouve pas d'occasion ? Alain Rocca, contre toute attente, nous avait répondu que c'était aussi son obsession. Il y réfléchissait depuis plusieurs mois.

Comment êtes-vous passé de cette discussion au projet ?

L'une des questions qui se posait était de savoir qui est légitime pour choisir les films du catalogue qui seraient sur ce site-là. Nous lui avons répondu : “Nous, les réalisateurs !”. Nous étions en 2013.Nous nous sommes mis à discuter sérieusement de la manière dont nous pourrions monter cette plateforme. La volonté première était de rendre visible dans une offre légale sur Internet les plus grands films, pour un coût le plus modeste possible. Le coût est de 2,99 € par  location et de 3,99 € si le film est en haute définition. À partir de là, nous avons commencé à avancer, très joyeusement. Nous avons décidé de demander à plein de réalisateurs leurs 50 films préférés. 

Comment avez-vous choisi les réalisateurs qui vous accompagnent ?

Nous avons commencé par solliciter quelques cinéastes français. C'était au tout début, pour étudier la faisabilité du projet, avant même de savoir si la chose allait se faire.  C’était un groupe d'une dizaine de cinéastes. Nous voulions savoir si notre enthousiasme était partagé. Nous avons vraiment fait appel aux copains : Jacques Audiard, Arnaud Desplechin, Michel Hazanavicius, Bertrand Bonello, Patricia Mazuy, Céline Sciamma, etc. Pour voir si ça leur plaisait autant qu'à nous cette idée-là. Il y a eu un enthousiasme assez général et c'est à partir de ce moment-là qu'on a commencé à se dire qu'il fallait que ce soit une association, parce que c'est une chose qui est du côté de l'intérêt général, comme la Cinémathèque d'une certaine façon. 

Outre les réalisateurs, qui avez-vous embarqué dans l’aventure ?

Dans notre association, nous voulions fédérer toutes les plus grandes institutions de cinéma dit de patrimoine  qui sont un peu chacune dans leur coin. Ont dit tout de suite oui Arte, l’INA  et la Cinémathèque de Toulouse. Tout de suite après sont rentrés l’ARP avec Michel Hazanavicius, puis Gaumont patrimoine, StudioCanal et la Cinémathèque française. Le Centre Pompidou est rentré récemment. 

Le financement est toujours un enjeu important.  Où avez-vous trouvé l’argent ?

Nous sommes allés voir le CNC en leur disant ce qu'on rêvait de faire, avec quelles règles du jeu. Nous voulions que tout cela soit fortement éditorialisé, c'est-à-dire que l'on fasse des petits bonus exclusifs où les réalisateurs qui choisissent les films parlent de ceux qui leur tiennent particulièrement à cœur. Nous pensions à un deal avec l’INA pour qu'ils acceptent de nous faire des tarifs extrêmement bas pour avoir des bonus archives. Notre association n'avait pas un centime et le CNC a accepté  de nous donner 200 000 €  pour ouvrir le site. 

Le soutien financier du CNC a suffi ?

C'est comme quand on fait un film : il y a un temps pour rêver et un temps pour compter. Nous avons ouvert le site en 2015 en étant incroyablement contraint sur le plan financier. Nous sommes absolument tous bénévoles, nous réalisateurs, c'est un boulot énorme mais cela a vachement plu. Laurent, Cédric et moi en avons vraiment fait une affaire personnelle et avons conçu le site avec les développeurs et les graphistes. Le comité éditorial est toujours le même : il est composé de Laurent Cantet, Cédric Klapisch et moi, aidés par le délégué général Jean-Baptiste Viau. Nous avons cinq permanents à l'association, peut-être bientôt six.

Pourquoi ce nom, LaCinetek ?

Très simplement : nous avons cherché un nom de domaine encore libre et parmi ceux qui étaient libres, autour de l’idée de cinémathèque, ce nom était libre.

On trouve facilement les films ? 

Une grosse partie du travail et le traçage des droits,  il faut les trouver, négocier. Certains  droits sont extrêmement compliqués, car partis de catalogue en catalogue. Parfois des ayants-droits eux-mêmes ne savent pas. Plus il s'agit de films étrangers lointains, plus c'est compliqué.  En France, aujourd'hui on sait grosso-modo où sont les films. Parfois on n'obtient pas certains films pour des problèmes de droit. 

Il vous arrive de ne pas pouvoir programmer des films ?

Les seuls types de refus que l'on a sont des négociations non abouties. Les plus gros films manquants sont ceux issus des majors américaines qui demandent, pour que l'on ait accès à la VOD, que l'on prenne tout leur catalogue - ce qui est purement antinomique avec notre projet- et d'autre part un minimum garanti annuel absolument invraisemblable pour nos finances. Il faut donc d'abord arriver à les convaincre de nous laisser choisir dans leur catalogue, parce que c'est le concept même du site, et de leur faire baisser le minimum garanti.

Vous avez quand même réussi à travailler avec les sociétés de production américaines ?

On a eu assez vite Sony, Turner, RKO, et il y a un an et demi Warner, qui est possiblement le plus beau catalogue de l'histoire du cinéma. C’est tout Kubrick, tout Minelli… Nous avons bon espoir d'avoir avant la fin de l'année d'autres catalogues de majors américaines. Chaque major représente l'entrée  de 50 à 80 films.  Ce qui nous manque le plus pour l'instant c'est le cinéma américain. 

Comment renouveler la sélection de films et la diversifier ?

II y a un nouveau réalisateur associé tous les mois qui donne sa nouvelle liste de films. On leur demande de mettre un certain nombre de films non cités par les autres réalisateurs pour que ce soit de nouvelles acquisitions.  Quand cela se cumule, des droits qui se débloquent. Cela fait environ une quinzaine de nouveaux films chaque mois sur le site. En novembre 2015,  nous nous sommes lancés avec 25 listes de réalisateurs. Il y avait déjà des réalisateurs étrangers : James Gray, Kore Eda et Bong Jong Hoo…  Il y a eu ensuite Kiyoshi Kurosawa et Nadav Lapid, puis William Friedkin est arrivé assez rapidement, et pus récemment Aki Kaurismäki.  Quand nous avons ouvert il devait y avoir 15 réalisateurs français et 10 réalisateurs étrangers.  Aujourd’hui, nous en sommes à 65 en tout.

Vous débusquez des raretés ? 

Oui des trésors cachés. Nous avons demandé aux quatre institutions patrimoniales qui sont dans l'association : les deux Cinémathèque, de Paris et de Toulouse, l’INA et Lobster film, puis très récemment la Deutsche Kinemathek,  avec qui nous sommes en partenariat pour l'ouverture de la Cinetek en Allemagne. Ces institutions ont toutes un certain nombre de films dont ils ont les droits  et qui sont des raretés absolues, des films très peu diffusés sauf sur les écrans des cinémathèques.  On leur a demandé s'ils voulaient bien les mettre sur le site,  les présenter et les éditorialiser. L’INA  va ainsi nous donner un Duras, un Garrel et un Rivette. 

En quoi LaCinetek se singularise par rapport à d’autres plateformes ?

Assez vite, on s’est dit que nous voulions une petite offre par abonnement très différente des abonnements type offre illimitée comme on peut en connaître notamment chez Netflix. Nous voulions une offre à un prix très bas, qui bénéficierait notamment aux jeunes gens. Notre obsession depuis le début est la transmission. Nous voulons que ces films se transmettent,  que l'amour des films se transmette,  que ça circule. On est obsédés par des développements vers les médiathèques, l’éducation à l’image, vers tout ce qui aiderait à ce que ces films circulent. C’est cela notre cheval de bataille. C’était beaucoup plus facile pour nous il y a 50 ans de se retrouver dans l'histoire du cinéma et de hiérarchiser les films.  Aujourd’hui c'est beaucoup plus compliqué.  On a un peu un rêve d'un ciné-club digital : un ciné-club comme un autre mais sur notre plateforme.

Connaissez-vous le profil de vos usagers ? 

Nous avons déjà un cercle d'abonnés très au-dessus de ce que nous avions escompté. Nous voyons bien que cela répond à une attente.  On sait qu'il y a de nombreux jeunes. Il  y a une proportion importante de moins de 30 ans. Nous avons 50 000 likers sur la page Facebook.  Le fond des utilisateurs de LaCinetek est formé de cinéphiles et multi-usagers : ils regardent tout aussi bien des films au cinéma que sur la plateforme. Ils adorent le cinéma, ont déjà une bonne culture, mais là tout d'un coup ils récupèrent des films qu'ils n'avaient jamais vus.

LaCinetek s’est développé en Allemagne. Comment s’est fait ce développement ?

Nous avons des réseaux de cinéastes et nous rêvions d'ouvrir à l'étranger. Nous savions que c'était possible mais nous ne savions pas très bien comment faire. En Allemagne, Maren Ade, la réalisatrice de Toni Erdmann, trouvait que LaCinetek était un rêve absolu. Elle nous a aidés en ouvrant son carnet d'adresses pour rencontrer vite les bonnes personnes à la Deutsche Kinemathek.  Nous avons aussi trouvé un très bon partenaire qui a lui-même un site de vidéo à la demande en Allemagne et nous avons ouvert pendant la Berlinale.

LaCinetek pourrait essaimer ailleurs en Europe ? 

Nous avons pensé à l'Italie, mais nous pourrions finalement ouvrir avant dans d'autres pays, en Belgique et au Luxembourg. Mais ce qui n'est pas simple c'est que les droits des films se vendent par pays. Il faut donc à nouveau faire de la recherche de droits sur ces autres territoires. Le site sera exactement le même dans tous les pays.  Cristian Mungiu est à fond derrière nous et aimerait bien que l'on ouvre une plateforme en Roumanie. On aimerait nous aussi beaucoup ouvrir là-bas et dans d'autres pays de l'Est. 

Avec de tels développements, comment LaCinetek gère sa croissance ?

Nous sommes dans une vraie problématique de croissance. C’est grâce à la Commission européenne que nous avons pu ouvrir en Allemagne, où nous avons un bureau, des salariés qui cherchent les droits des films, des gens qui font aussi un travail d'adaptation, de traduction pour certains films, enfin un peu de marketing pour donner de la visibilité à LaCinetek. Il y a une masse de travail à fournir pour alimenter le site et pour continuer les développements techniques, démarcher l'étranger et bien s'occuper, éditorialement parlant, de la SVOD, de la thématique du mois, de l'invité du mois qui nous parle de ses films de chevet.  La bonne nouvelle c'est que le nombre d'actes de location et d'abonnement croit de manière très importante : il se multiplie par 2,5 chaque année  et pour la première fois, depuis l'année dernière nous avons des ressources propres. 

Nathalie Chifflet

Propos recueillis par Nathalie CHIFFLET