Chantier ouvert au public

L'édito du rédacteur en chef

Ici il faudrait un carton indiquant “Six mois après”.

Depuis le dernier numéro de la Lettre, sorte d’édition spéciale bouclée en sortie de premier confinement, il s’est en effet passé six mois. Six mois de transition, six mois en suspension. Et maintenant on retrouve notre héroïne, la critique, moins stupéfaite mais toujours sonnée, dans les prolongations d’un deuxième confinement (et donc d’une deuxième fermeture des salles), regardant autour d’elle ce qui tient encore debout après le tsunami qu’aura été l’année 2020.

Ce numéro est composé de textes provenant de strates de temps très différentes.

Des textes datant d’avant le premier confinement (dont nous avions choisi de retarder la publication au printemps), puis d’autres qui datent d’avant le couvre-feu, d’avant le reconfinement, etc. Mais l’instabilité chronique de la situation actuelle fait que l’on est pratiquement toujours “avant” quelque chose, un peu décalé par rapport à un présent sans cesse remis à jour. 

Par ailleurs, au-delà des temporalités, cette Lettre mélange aussi les voix, les métiers, les âges, les points de vue… On y trouvera une table ronde, des entretiens croisés, des textes qui se répondent. On y dialoguera avec un spécialiste de l’économie, des cinéastes, des critiques opérant dans d’autres domaines que le cinéma. Cette dimension de collage aurait pu aboutir à une hétérogénéité chaotique. On découvre au contraire qu’elle produit une étonnante homogénéité, traduisant constance et synchronicité dans les états d’esprit et les préoccupations.

Sans doute parce que le monde lui-même est éparpillé et que chacun dans son coin est concentré sur la même volonté d’en ordonner quelques morceaux. Comme si le monde d’avant était un puzzle aux pièces éparpillées par terre, et le monde d’après un jeu consistant, non pas à reconstituer la figure initiale, mais à trouver un moyen d’assembler les mêmes pièces suivant de nouvelles combinaisons.

Ce qui a changé en six mois, c’est qu’après que la crise du Covid est venue faire table rase, on a véritablement changé de chapitre. Après avoir été longtemps en train de regarder quelque chose qui se déconstruit et meurt, on est maintenant en train de regarder quelque chose qui, pour le meilleur ou pour le pire (le résultat final n’est pas encore affiché), se construit.

L’évidence qui s’impose dans ce numéro c’est que les préoccupations majeures de la critique de cinéma ne sont plus simplement celles de ce milieu spécifique : ce sont des préoccupations collectives et beaucoup plus générales. En effet, la critique, actuellement, est avant tout une partie d’un vaste ensemble en mouvement : le cinéma. Le cinéma bouge, et toutes les professions qu’il inclut, tous les niveaux qu’il implique (son langage, son économie, son mode de consommation...), tous les sens que l’on peut donner à son nom bougent avec lui. Le devenir de la critique, aujourd’hui, est donc avant tout conditionné par le devenir du cinéma.

Pour l’heure, les inquiétudes et les interrogations sur ce devenir se cristallisent principalement autour du problème des plateforme, de ses implications sur l’avenir des salles et de tout ce qui en découle. Sans doute parce que c’est le grain de sable à partir duquel se détraque toute la mécanique. Probablement parce que c’est un point de bascule. D’un côté le triomphe des plateformes est un échec de tout ce qui fondait l’idée du cinéma qu’a, dans l’ensemble, toujours défendu la critique. De l’autre l’anarchique torrent d’images qui est train de déferler, par un nombre de tuyaux démultiplié, rend plus nécessaire que jamais l’existence d’un métier consistant à trier et penser ces images. Autrement dit l’ère des plateformes pourrait bien redonner à la critique une utilité et une légitimité qu’elle avait en grande partie perdue.

Est-ce que les choses sont si simples ? Probablement pas. À voir…

Et puisque tout aujourd’hui est un peu “à voir”, l’axe de ce numéro est sans doute la volonté d’y regarder de plus près. En effet, les textes ici rassemblés fourmillent de réflexions qui ne font encore que s’ébaucher, mais dont la nécessité s’impose de façon urgente. Inventer un nouveau dispositif, une nouvelle identité, pour les salles. Inventer des règles de bonne entente entre les plateformes et l’industrie du cinéma en France. Inventer une nouvelle façon pour la critique d’envisager son rapport à l’actualité et plus globalement son rôle. Inventer de nouveaux équilibres, une diversité, une mixité, de nouvelles pensées qui se fabriqueraient dans le brassage. Inventer de nouvelles façons de vitaliser et transmettre la cinéphilie...

Le temps n’est plus à pleurer un monde disparu. Les choses sont actées. L’important est désormais d’inventer la suite.


Nicolas Marcadé
Nicolas Marcadé
Rédacteur en chef