«Dans cette hypertrophie de choix de films, le critique de cinéma est essentiel.»

Entretien avec Alain Le Diberder

Alain Le Diberder - © Frédéric Maigrot-ARTE
© Frédéric Maigrot-ARTE

Alain Le Diberder a été directeur des nouveaux programmes de Canal+ , directeur des programmes d’Arte, il a cocréé Filmo Tv et AllocinéTV. Depuis une douzaine d’années il a fondé un cabinet d’architecture en nouveaux médias, Buzz2Buzz, et a publié de nombreux ouvrages, dont, tout récemment, La Nouvelle économie de l’audiovisuel(2019 La Découverte). Il nourrit un blog de réflexion sur l’économie de l’audiovisuel : Après la révolution Numérique. Nous avons souhaité avoir son regard sur la crise que connaît actuellement le cinéma. Cet entretien a été réalisé avant l’annonce du reconfinement et donc de la fermeture des salles.

Quel est votre point de vue sur la situation des salles de cinéma françaises cet automne ?

Je suis particulièrement inquiet pour les salles indépendantes, qui jouent un rôle essentiel sans avoir de force économique. Nous vivons en France une crise des métropoles, accompagnée d’une revitalisation des villes moyennes. Nous avons la chance d’avoir un tissu géographique de salles de cinéma très étendu. Si la fréquentation reste durablement faible, certaines salles de villes moyennes, qui ne peuvent simplement plus payer leur loyer, vont fermer. Or, le jour où une salle ferme, le cinéma en tant que loisir change de nature : aujourd’hui, pour les médias généralistes, de la presse quotidienne régionale à Radio France, des hebdos parisiens aux chaînes de télévision, il est encore rentable de parler de cinéma. Même si les gens ne vont pas forcément dans les salles, c’est une promotion gigantesque et gratuite pour les films. Si nos petites salles indépendantes disparaissent, on irait vers une situation où, comme en Allemagne, en Grande Bretagne ou au Canada, les salles de cinéma ne sont plus implantées que dans les grandes métropoles ou les villes universitaires. Dès lors, les médias généralistes parleront moins du cinéma, et donc le cinéma d’art et essai national, qui ne peut pas se payer de campagnes de communication, risque de souffrir.

Le cinéma deviendrait comme le théâtre ?

En quelque sorte. On en parlera moins dans les médias traditionnels. Dans les années 1970, il existait des émissions de théâtre à la télévision, des tournées, un public réparti sur tout le territoire. Quand les théâtres ont fermé, que la moitié des gens n’ont plus été en mesure d’aller au théâtre, les médias en ont moins parlé. Dans une ville moyenne il faut une gare, un hôpital, un lycée, mais aussi un cinéma. C’est un problème d’aménagement du territoire : il faut absolument protéger la vitalité culturelle des villes moyennes. 

D’autant que, plus la pandémie dure, plus s’enracine l’attrait des villes moyennes. Dans de nombreux pays, dont la France, on pourrait assister à une “dé-métropolisation”. Cependant les gens ne déménagent pas instantanément, il s’agit d’une tendance de moyen terme. Mais le rôle et le poids des salles de cinéma des petites et moyennes villes, sont appelés à aller croissant. Or, dans la phase actuelle, les multiplexes, bien que très dépendants des grosses sorties américaines en voie de raréfaction, ont les moyens financiers de résister, pas les salles indépendantes. La bonne tenue des chiffres pour les films français en 2020, bien sûr due à l’absence de concurrence américaine, montre cependant la permanence têtue de l’attachement à la salle de cinéma en France. Mais les dégâts sur ces salles indépendantes et de petites villes risquent d’obérer l’avenir. Le dispositif mis en place dans certaines régions consistant à pré-acheter des séances pour ces salles à destination des jeunes de moins de 25 ans devrait être amplifié généreusement. Ce serait l’intérêt bien compris des collectivités territoriales. Sauver une salle de cinéma dans ces villes, c’est sauver à long terme leur attractivité.

Le CNC a tout de même dégagé des fonds importants pour soutenir les salles...

C’est vrai, mais la situation reste compliquée pour les salles dites publiques. Certains locaux appartiennent à la municipalité mais le cinéma est géré par des associations privées, d’autres salles sont 100 % municipales. Dans le deuxième cas, elles n’ont pas accès aux aides du CNC, qui renvoie la balle aux collectivités territoriales. Le message n’est pas très bon, le cinéma économiquement marginal n’est pas aidé.

La place accordée au cinéma et à la critique cinématographique diminue déjà depuis des années dans les médias traditionnels...

C’est le problème de l’économie des médias : il est très difficile pour les journalistes de vivre de la critique aujourd’hui. La Covid accélère des mouvements anciens, sans les créer pour autant. Les magazines de cinéma prospères dans les années 1990 sont aujourd’hui en déficit. La PQR est fragilisée, elle s’est concentrée : il y a de moins en moins de place pour la critique de cinéma dans ces journaux de province. Ce problème est aggravé par l’écroulement actuel des recettes publicitaires. Maintenant que la publicité pour les films est autorisée à la télévision, elle va être accaparée par les gros films et les films américains, ce qui accentue encore le problème. Et la multiplication de critiques gratuites sur Internet a déprofessionnalisé ce métier. Les youtubeurs et les influenceurs sont de plus en plus présents aux avant-premières des films. Or, l’avis d’un youtubeur anonyme ne peut avoir la même portée que celui d’un critique à la culture cinématographique ancienne et réelle, qui se sent responsable de son avis. On a pu déjà observer ce mouvement dans le tourisme et l’hôtellerie. Les consommateurs utilisaient de plus en plus Tripadvisor, puis on a vu arriver sur internet les avis des râleurs, puis des personnes qui publient de faux avis selon le bon vieux système du “bourrage des urnes”.

Votre tableau est assez noir...

Nous avons une éducation à l’image très dynamique en France, en particulier via les professeurs de français. Ce tissu associatif et éducatif envoie les jeunes spectateurs vers les salles indépendantes. Si le cinéma de la ville qui y est associé disparaît, ça fragilise l’éducation au cinéma. C’est un écosystème qui se tient : la salle de la ville moyenne, la critique, l’éducation au cinéma.

On pourrait ajouter les festivals à cet écosystème…

Les festivals ont un rôle de promotion. Si elle était facturée, la promotion du Festival de Cannes coûterait des millions d’euros. L’annulation des gros festivals a touché la couverture médiatique du cinéma. Mais en France il existe autant de festivals de cinéma que de fromages, au moins un par jour de l’année. La plupart sont petits et continuent, ils ne sont pas atteints par les limites de jauges. Cet été, des festivals en plein air se sont développés. Ces festivals à taille humaine pourraient prendre de l’importance, leur proximité les sert. On peut être optimiste pour eux.

Comment analysez-vous la volonté du gouvernement d’imposer aux plateformes de contribuer financièrement à la production française comme les chaînes traditionnelles ?
C’est un problème très compliqué. Le cinéma fonctionne dans un nouveau système avec des obligations anciennes. Les plateformes comme Netflix et Amazon investissent déjà de l’argent dans la production de films et de séries en France : il ne faudrait pas quitter la proie pour l’ombre. D’autant que ces plateformes sont déjà bénéfiques pour le cinéma français, qu’elles exportent dans le monde entier en leur offrant un public plus étendu. Sans Netflix, on n’aurait jamais autant parlé de Mignonnes aux États-Unis, par exemple. Aujourd’hui le but des producteurs parisiens c’est d’avoir un contrat avec Netflix ou Amazon : le cœur économique, financier et stratégique est là. Les jeux sont faits.

Les réalisateurs devront renoncer à la sortie de leur film en salle à l’étranger et parfois même en France…

La destruction de l’ancien système se met en place dans la douleur. Quand les plateformes sortent un film, comme Netflix pour The Irish Man, c’est dans une ou deux salles aux Etats-Unis pour la promotion, pour les nominations aux Oscars et des critiques. La position des salles dans la chronologie des médias change de sens. Les plateformes ont absolument besoin de produire dans un pays où elles s’implantent, et elles le font. Netflix a 8 millions d’abonnés en France et a besoin de programmes français récents, pour renouveler ses contenus et éviter le désabonnement. Netflix et Amazon vont donc devenir les plus gros producteurs de cinéma français indépendamment des contraintes juridiques. Alors bien sûr, moins de films français seront produits pour une sortie en salle de cinéma. Mais raisonnablement, on peut exploiter en salle 150 films français par an au maximum quand aujourd’hui on en produit 300. La diminution du nombre de films en salles n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour le public, même si ça l’est pour les réalisateurs. On a sans doute vécu les plus belles années du cinéma français en salle. En parallèle, sur les télévisions et les plateformes, le nombre de films est exponentiel. Or, plus l’offre est importante, plus les gens ont besoin de choisir, et plus ils ont besoin choisir, plus ils ont besoin de conseils. Dans cette hypertrophie du choix de films à domicile le critique de cinéma est essentiel. À la fois pour aider au choix mais aussi pour faire en sorte que les gens voient des films auxquels ils ne pensent pas. D’autant que les catalogues de films sont sous-exploités : il y a 5000 films à StudioCanal, Fox détient les droits français de 2000 films… Le marché du cinéma de patrimoine dort dans les catalogues. Il y a encore tant de chefs-d’œuvres à faire découvrir.


Valérie Ganne
Propos recueillis
le 15 octobre 2020
par Valérie Ganne