Couleurs Interdites

par Léo Soesanto

Léo Soesanto est critique de cinéma, programmateur de festival et coordinateur de la sélection des courts métrages à la Semaine de la Critique.

Learning to cope with feelings aroused in me
My hands in the soil, buried inside of myself
Forbidden Colors (David Sylvian & Ryuichi Sakamoto)

C’est la faute ou grâce à Kev Adams et Gad Elmaleh. Avant un certain sketch qu’ils ont commis ensemble, je m’étais peu ou prou posé la question d’une nécessité d’une critique culturelle racisée. Ce n’est pas du cinéma. Mais tout m’est revenu ensuite comme un refoulé, un reflux. La vanne (r)ouvrait les vannes. 

Rappelons les faits : le 4 décembre 2016, la paire livrait sur la scène de l’AccorHotels Arena une saynète où, habillée en “chinois”, elle livrait toutes les mauvaises blagues possibles sur les asiatiques à coup de nattes, d’accent et de consommation de chien. L’intention, semble-t-il, était de moquer ces clichés mais cette vaine tentative de singer l’humour à l’américaine façon Saturday Night Live rappelait les rances sketches de Michel Leeb dans les années 80. On veut bien que l’air du temps soit à la nostalgie mais à ce point… 

J’avais réagi à l’époque dans une tribune dans Libération, pointant la nullité de l’humour et la frontière mince entre racisme anti-asiatique et stéréotype pour rire. Un twittos belge m’avait répliqué à l’époque qu’il ne fallait pas s’en offusquer et que c’était du même niveau que les blagues françaises sur les belges : j’ai omis de lui répondre - je le fais maintenant - que personne n’a jamais agressé un Belge sur la base d’un stéréotype. Par contre, l’agression, ayant entraîné sa mort, du couturier chinois Chaolin Zang à Aubervilliers en 2016, a été reconnue comme raciste, basée sur le stéréotype du Chinois commerçant se promenant toujours avec de l’argent liquide.    

Tout cela m’a amené à réfléchir sur la réalité de l’"Asiatique" en France, diverse in fine, allant du buraliste chinois au touriste japonais. La mienne est celle d’un sino-asiatique né en France de parents émigrés, intégré, ayant entendu toutes les blagues possibles sur les "chinois" à la cour de récré, et écrivant sur ou programmant indifféremment des films français, américains ou roumains. Un séjour récent au Japon m’a montré que dans ce pays à l’histoire compliquée avec ses voisins asiatiques - mes grands-parents ont ainsi subi l’occupation nippone pendant la Seconde Guerre Mondiale -, j’étais perçu professionnellement comme Français. Je remercie mes employeurs, festivals comme publications, de ne m’avoir jamais cantonné dans une case "asiatique". Je suis très content que des critiques français se jettent sur chaque nouveau film de Hong Sang-Soo avec davantage d’enthousiasme que moi.

Et pourtant, quand je lis un papier foireux du Parisien par un critique mâle blanc accusant Crazy Rich Asians (2018), film américain avec un casting entièrement asiatique, d’être une « niaiserie communautariste», aux personnages « dont on bride la folie », je réagis car je me sens concerné, pour mettre le film en perspective (je ne suis pas sûr que les termes “niaiserie” et “communautariste” auraient été dégainés pour l’équivalent noir ou arabe de Crazy Rich Asians). Tout comme lorsque sort le film français Made in China (2019), centré sur la crise identitaire d’un fils d’immigré chinois.

Quand la beauté du cinéma est justement de rendre universel le particulier, d’être “glo-cal”, l’expérience de l’altérité est, elle, par contre, unique : c’est celle qui vous jaillit en plein visage lorsque des spectateurs font des blagues sur le personnage de Chow à l’issue de la projection de presse de Very Bad Trip 3 et se taisent en vous voyant passer. Lorsqu’un journaliste vous interviewe pour écrire le portrait de Riz Ahmed, acteur asiatique (parce que d’origine pakistanaise) qui casse les rôles stéréotypés à Hollywood. Voilà l’expérience d’un critique racisé, du “lieu de différence” tel qu’évoqué par le New York Times.  

Ce “lieu de différence” reste une position très solitaire pour l’instant. Un œil sur cette fenêtre immédiate qu’est la télévision et le baromètre 2019 de la diversité établi par le CSA nous rappelle (encore) en septembre dernier que « 15% des personnes à l’antenne sont perçues comme non-blanches ». À une autre échelle, où sont les critiques d’origine asiatique en France ? Pour un Dheepan ou pour Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, où sont les personnages d’origine asiatique au cinéma français - que leurs racines les déterminent ou soient traitées avec indifférence ? En cela, on envie nos confrères critiques asiatiques-américains capables de faire la liste des 20 meilleurs films asiatiques-américains de ces 20 dernières années parce que la matière et les histoires sont là. Les films sont des miroirs, ressuscitent les morts, mais font encore taire des voix et rendre certaines catégories totalement invisibles.


Léo Soecento
Léo Soesanto