«Les critiques sont des garde-fous»

Entretien avec Pierre Salvadori

Réalisateur et scénariste de neuf long métrages dont Comme elle respire, Dans la cour et En liberté !, actuellement en montage du dixième, Pierre Salvadori  a un rapport à la critique… réconfortant.

Vous citez souvent dans vos entretiens la phrase de Serge Daney : « Les films devraient refléter l’idée d’être un humain sur terre. » Pourquoi est-elle importante pour vous ?

Elle m’aide à comprendre ce que j’essaie de faire. Ce n’est pas une justification a posteriori mais quelque chose qui m’éclaire sur mon propre travail. Il y a, dans toute la littérature sur le cinéma, des phrases formidablement intelligentes qui ne sont pas forcément cohérentes pour moi. Mais lorsque j’ai lu cette phrase, j’ai compris pourquoi je voulais toujours que, d’une manière ou d’une autre, mes personnages arrivent à survivre à leurs troubles, à leurs douleurs, à leurs angoisses ou à leurs accidents. À survivre malgré tout. Et cette phrase m’a aussi rassuré dans le choix du genre - la plupart du temps, la comédie - à travers lequel je m’exprime. Ce qui est important pour moi c’est comment raconter une histoire, comment la filmer. D’ailleurs, lorsqu’on m’a proposé la série @En thérapie pour Arte (diffusion prévue en janvier 2021, ndlr), je me suis demandé comment échapper à l’“enregistrement”, au champ/contrechamp…  Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai accepté : pour chercher comment échapper à ça, alors que le plus souvent ce sont deux personnes assises l’une en face de l’autre et qui se parlent… C’est en lisant des critiques que j’ai commencé à me faire une idée du beau et du juste au cinéma. J’ai eu des éblouissements en lisant certains textes, comme en voyant certains films. Ils m’ont éclairé.

Des textes de qui, par exemple ?

Beaucoup de Serge Daney au début, mais aussi des textes de Olivier Séguret dans Libération… Parfois, ce ne sont même pas des textes critiques, je peux être ému par une nécrologie et la façon dont le journaliste décrypte et explique l’itinéraire d’un cinéaste… J’aime lire sur le cinéma, et j’aime lire des textes de gens dont le travail consiste à réfléchir autour de ça. 

Enfant, quel spectateur étiez-vous ?

À 12-13 ans, avec mon meilleur copain, j’allais voir des films idiots, avec des cascades. Ensuite j’ai découvert le cinéma indépendant américain. Et je l’ai aimé parce que j’aimais avant tout les acteurs : il y en avait d’assez spectaculaires, toute la nouvelle vague des années 1970, Pacino, Hoffman étaient des hommes assez charmants avec lesquels on pouvait s’identifier, alors qu’au fond ils incarnaient des personnages électriques, avec une énergie et une puissance incroyables. Mais ce n’était pas encore “le cinéma” qui m’intéressait, je ne voyais pas ce qu’était la mise en scène. Et puis je n’avais pas un rapport net et clair à ce que j’aimais et ce que je n’osais pas détester…. J’avais un rapport purement émotionnel au cinéma. 

Quel a été le déclencheur ?

Lorsque j’ai vu à quinze ou seize ans, par hasard, au Champo Le ciel peut attendre d’Ernst Lubitsch. Il y a une scène où le grand père meurt, on comprend qu’il est décédé d’une certaine façon et, à ce moment-là, j’ai eu l’impression que Lubitsch m’invitait dans sa mise en scène, il me sollicitait constamment, et je trouvais ça extraordinaire. Et le miracle, c’est que je parvenais enfin à l’exprimer - jusque-là j’étais quelqu’un qui n’arrivait pas à parler -, les mots me venaient et je pouvais dire pourquoi j’aimais. Ça a tout débloqué, soudain j’arrivais à savoir si j’aimais ou pas un livre, si j’aimais ou pas un tableau... Ce film m’a aidé à vivre et à aimer d’une façon plus forte.

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©Roger Arpajou

C’est là que vous vous mettez à lire sur le cinéma ?

J’avais rencontré un vrai cinéphile, un type qui avait le bon profil : il allait à La Cinémathèque, lisait Les Cahiers du cinéma… On s’est engueulé sur Pacino et De Niro pour savoir lequel était le meilleur et puis on a sympathisé. Il m’emmenait voir des films de Hawks, de Ford, il m’expliquait toutes les histoires entre Positif et Les Cahiers, notamment. Et du coup je me suis mis à lire. Je lisais surtout Positif à l’époque, parce qu’il y avait des dossiers formidables, sur la comédie Anglaise, sur Hawks, ou Ford... J’ai découvert les textes de Truffaut de la grande époque, Une certaine tendance du Cinéma français…

Et par rapport à cette intuition que vous avez eue de la mise en scène de Lubitsch, est-ce que des textes que vous avez lus ensuite ont corroboré cela ?

Oui, plein. Un texte de Frédéric Mitterrand, celui de Truffaut, Lubitsch était un prince…. J’ai énormément lu sur Lubitsch, aussi bien des revues que des livres, il y avait dans Positifun dossier qui expliquait que la censure avait été fondamentale pour des réalisateurs comme lui, et moi je théorisais beaucoup, surtout quand j’étais saoul, sur le fait que l’argent était devenu l’équivalent du code Hays ! C’est-à-dire que l’impératif étant qu’un film soit rentable, il fallait déguiser les projets, cacher un film à l’intérieur d’un autre qui pouvait paraître plus glamour. C’est cette idée qu’il faut être guidé par quelque chose d’un peu souterrain pour faire un beau film, je le pense toujours… même à jeun. 

Vous lisez encore aujourd’hui des critiques ou des écrits sur le cinéma ?

Oui, lire sur le cinéma me donne des idées. Parfois, il suffit de quelques mots. Je suis tombé il n’y a pas longtemps sur une phrase de Serge Daney, encore lui, qui dit que le cinéaste doit connaître, “non pas uniquement le lieu de son vouloir mais aussi de son pouvoir.” C’est-à-dire exactement ce dont je vous parle : qu’un film doit être capable de se monter.

Qu’attendez-vous de la critique ?

Je peux être déçu par une critique comme on peut être déçu par un film. Je trouve qu’il y a des textes éclairants, limpides, et d’autres qui sont complètement abscons, je ne comprends pas, ça me rend fou ! Mais, bien sûr, je ne vous citerai pas de noms… Je peux juste vous raconter que quand j’écrivais Les Apprentis, j’avais collé un article de Nicolas Saada sur Raining Stones au-dessus de mon bureau. Et quand Saada - qui travaillait avec Pierre  Chevalier sur Arte - m’a appelé pour Les Marchands de sable, je lui ai répondu : “D’accord, mais si vous écrivez le scénario avec moi, puisque vous dites que vous avez envie de passer de l’autre côté.” Et je lui ai proposé ça parce que j’avais une grande admiration pour son travail critique.

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©Roger Arpajou

Vous parlez de l’importance de la critique, par rapport aux films des autres. Et par rapport à vos propres films ?

L’expérience de mon dernier film, En liberté !, a été intéressante, parce que j’ai été beaucoup plus sollicité qu’auparavant et que les questions des journalistes m’ont invité à recréer un discours autour de mon film, à comprendre ce que j’essayais de faire. Par exemple, la rencontre avec Elizabeth Franck-Dumas dans Libé était passionnante, elle avait un point de vue sur la réinvention des mythes familiaux qui m’a fait comprendre que ce film-là part d’une conversation avec ma mère sur mon père… Tout ça était très stimulant et motivant. 

Vous parlez plus d’échanges avec des journalistes que de la critique pure et dure, où là, il n’y a pas d’échange !? Lisez-vous les critiques sur vos films ?

Je les lis, oui… Si quelqu’un a vu et compris ce que vous vouliez faire, et l’explique et le synthétise en une phrase de façon beaucoup plus brillante que vous, c’est très agréable. Et très vaniteux ! Par ailleurs, je suis sûr qu’En liberté !n’aurait pas fait autant d’entrées sans la critique, qui était très bonne. D’ailleurs, je me dis que sur les 800 000 spectateurs, il y en a bien 200 000 qui ont été déçus... 

Pourquoi ?

Je n’ai jamais fait autant de belles rencontres, reçu autant de jolies lettres ou de sms très très longs : vraiment, ce qui m’a été rendu par ce film a été merveilleux. Mais je sais aussi que beaucoup de gens ont été désarçonnés par En liberté ! … Je me souviens avoir écouté Le Masque et la plume, la semaine qui a suivi le débat sur mon film, vous savez, quand ils lisent les courriers des spectateurs. Et il y avait des lettres hyper furax ! Bon, c’est comme ça, un film ne peut pas plaire à tout le monde … Quoiqu’il en soit, moi, ça m’intéresse plus de lire les critiques sur les films des autres, les films que j’ai aimés, anciens ou récents…. Quand Chroniques d’Arts-Spectacle de François Truffaut est sorti chez Gallimard, ça m’a paru plus enrichissant de lire ça que de me jeter sur les critiques de mes films en me regardant dans la glace…

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©Roger Arpajou

À quoi servent les critiques ?

Je sais que mon plaisir à voir des films vient du fait d’avoir lu sur le cinéma, d’avoir été éclairé par certains critiques, d’avoir appris grâce à eux à regarder. Et personnellement je pense que la critique m’empêche de faire n’importe quoi ! Je vous fais là un aveu que je ne devrais pas faire, mais, oui, les critiques sont des garde-fous. Sachant qu’il y a des gens qui réfléchissent et peuvent dire ou écrire : “Qu’est-ce que c’est que cette daube, ce n’est pas rigoureux, etc.”, vous faites gaffe. Pour moi, la critique n’est pas quelque chose qui bride, quelque chose qui vient contre : c’est le contraire.

Si je ne lis pas ce texte magnifique signé Jacques Rivette sur le travelling de Kapo de Gilles Pontecorvo (1961), puis Godard écrivant qu’un travelling est une affaire de morale ; puis Daney qui exprime que sans avoir jamais vu le film ce texte est “la fondation de toute sa réflexion sur le cinéma”, si je ne lis pas ça, je ne suis pas le même homme ni le même cinéaste. Quand je lis le livre de Chabrol et Rohmer sur Hitchcock, notamment les phrases finales “Notre tâche n’aura pas été vaine si nous avons pu montrer comment à partir de cette forme, en fonction de sa rigueur même, tout un univers moral s’était élaboré. La forme ici n’enjolive pas le contenu, elle le crée.”, ça rehausse mon intelligence et ma quête. Je ne dis pas du tout que je suis à la hauteur d’Hitchcock, il ne faut surtout pas qu’il y ait d’ambiguïté, mais en tout cas c’est là que j’essaie d’aller, pour tenter d’approcher ce qu’est la beauté au cinéma. Et peut-être que je ne vais pas monter à cinquante centimètres, mais au moins à deux ou trois centimètres, peut-être que mon plan sera plus inspiré, plus fort et d’essence plus profondément cinématographique. Ce sont les écrits et la réflexion autour du cinéma qui font que ça reste un art exigeant, qui essaie de susciter des émotions nobles, belles et inspirantes.


Isabelle Danel
Propos recuillis par
Isabelle Danel