« On s’affranchit des codes, mais on les interroge »

Entretien avec Thomas Aïdan

Thomas Aidan
©Pamela Pianezza

Apparue en 2015, La Septième obsession est l’une des dernières revues papier consacrées au cinéma à être entrée sur le marché. Qui plus est, son fondateur et rédacteur en chef, Thomas Aïdan, avait alors 21 ans. Deux façons de contredire l’esprit du temps, qui considérait comme acquis la mort de la presse papier et le divorce de la jeunesse avec la cinéphilie. Au moment où la revue fête ses cinq ans d’existence, premier bilan de l’expérience.

Ces dernières années on a beaucoup entendu un discours un peu défaitiste, comme le cinéma a toujours su en produire : on disait que la cinéphilie c’était terminé, qu’elle appartenait à la vieille génération, et qu’aujourd’hui on ne lisait plus. C’était donc d’autant plus remarquable de voir arriver dans ce contexte une nouvelle revue, s’inscrivant dans la tradition très française de la cinéphilie.   

La France est le seul pays au monde où il y a autant de revues de cinéma, c’est impressionnant. Quand on voit la situation aux États-Unis, en Angleterre ou même en Espagne, au Portugal, il y a une pauvreté de supports sur le cinéma qui est terrible. Après on peut discuter pour savoir si cette vitalité des revues en France est toujours aussi vraie aujourd’hui. Mais c’est bien parfois de ne pas avoir une fenêtre uniquement franco-française et de se rendre compte qu’on a énormément de chance. On est toujours en train de râler sur le manque de lectorat. Mais en vérité, ça fait quand même beaucoup de gens qui sont intéressés par nos travaux. Alors qu’en Allemagne, par exemple, le terme de cinéphilie n’existe même plus. Aux États-Unis c’est pareil. Alors que c’est un pays qui a une production énorme…

C’est un pays de consommation, pas de pensée.

Oui, c’est ça. Quand je suis allé à Los Angeles en 2018 pour notre numéro spécial Hollywood, j’étais d’une naïveté confondante. Je me disais : je vais dans le temple du cinéma ! Mais j’ai rapidement déchanté. Je me rappelle, il y avait quelques petits panneaux publicitaires riquiqui pour Phantom Thread, parce que c’était la semaine des Oscars, mais les grands panneaux, c’était uniquement pour la téléréalité, Kim Kardashian, etc. La ville, aujourd’hui, n’est plus hantée par le septième art et les studios de cinéma, mais par la télévision, ou les nouveaux médias type Instagram. Et donc il n’y a plus ni art ni pensée nulle part.

En France, on a le “goût de la beauté”, pour reprendre l’expression de Rohmer, mais on a aussi le goût de la pensée. On aime réfléchir sur les œuvres, faire des ponts, faire des histoires et des contre-histoires, etc. Et ça, c’est quelque chose qu’on nous envie beaucoup et qu’il faut absolument préserver en France.

Avant de revenir à tout ça, est-ce que tu peux te raconter un peu. Brièvement, quel est ton parcours ?

J’ai un parcours scolaire à la fois classique et un peu chaotique. Classique parce que je suis allé jusqu’au Bac. Mais chaotique parce que ça a été une scolarité ponctuée de beaucoup d’échecs. J’étais très mal à l’aise dans le milieu scolaire, dans la pédagogie telle qu’elle se pratique aujourd’hui. J’avais l’impression d’être enfermé dans une classe, dans laquelle je n’avais pas ma place. Moi j’étais très jeune, passionné par la culture, par les arts. Je dirigeais des journaux de collège, puis de lycée. Je faisais du théâtre. C’étaient ces activités-là qui me galvanisaient, beaucoup plus que d’aller suivre un cours de sport, ou de math, ou même d’histoire. Au demeurant j’aime beaucoup l’histoire et je suis le premier à lire des bouquins là-dessus. Mais, peut-être par une sorte d’esprit de contradiction par rapport à la doxa de l’éducation nationale, je rentrais dans une sorte de rébellion silencieuse. Je ne travaillais pas beaucoup et j’attendais que les choses se passent ; ce qui ne donnait pas toujours de très bons résultats. Je n’étais pas extrêmement à l’aise avec mes camarades de classe non plus. Donc voilà, ça n’était pas très simple. Ça a été un peu mieux au lycée, surtout en Terminale parce que j’ai découvert la philosophie et que j’ai adoré ça. Là, j’avais de très bons résultats. Ensuite, après le bac, j’ai commencé à faire de la philo à la Sorbonne… et j’ai tenu 10 jours. 12, peut-être. J’avais envie d’étudier, mais tout seul. J’avais envie de lire les livres qui étaient recommandés, mais je ne me sentais pas à l’aise du tout avec la fac. Pour moi, c’était même encore pire que ce que j’avais vécu avant, au collège et au lycée. J’avais envie de travailler. J’avais envie de faire de la presse, de faire une revue. Beaucoup de gens, alors, me disaient que c’était très compliqué de faire une revue, que c’était fou, que la presse et le cinéma étaient deux milieux très fermés et que donc les deux ensemble, c’était juste impossible. Je n’avais pas beaucoup de réseau (ma famille est plutôt dans le domaine de la santé), donc ça n’était pas simple du tout. Mais j’ai réussi à négocier avec ma mère qu’elle me laisse prendre une année sabbatique après le bac. Donc j’ai quitté la fac, et puis j’ai eu l’idée de La Septième obsession, qui est arrivée assez vite. Au début ça a été des numéros zéro, diffusés en ligne. Et puis Christine Aimée, qui était l’attachée de presse du festival, et à qui j’avais envoyé une demande pour être accrédité, a vu les deux premiers numéros et a trouvé ça assez prometteur. Elle trouvait ça gonflé, et même étrange, que quelqu’un de mon âge veuille faire une revue de cinéma. Elle m’a donc appelé pour me dire qu’elle voulait bien essayer quelque chose. Ce qui fait que j’ai été à Cannes, et qu’ensuite ça m’a permis d’aller à Venise, puis à Berlin. Et là-bas j’ai fait une rencontre qui a été très décisive avec Xavier Leherpeur. Ensuite, c’est allé assez vite. Ma mère m’a fait confiance et j’ai pu me concentrer exclusivement à La Septième obsession, jusqu’au lancement en kiosques de sa version papier, le 10 octobre 2015.

Quand c’était une revue en ligne tu avais réuni un comité de rédaction ? Vous étiez nombreux à rédiger ?

Non, on devait être cinq ou six. Il n’y a qu’une personne de cette époque-là qui est restée, c’est Adrien Valgalier. Tous les autres n’ont pas poursuivi. Il y a eu sept ou huit numéros, extrêmement imparfaits, mais il y avait quand même déjà cette envie d’avoir une ligne éditoriale, de chercher quelque chose. Parce que l’idée, ça n’est pas de faire une revue pour faire une revue ou pour remplir l’x. Il faut arriver avec une vraie proposition intellectuelle et éditoriale, qui soit suffisamment “forte” pour se démarquer. Sinon, ça n’a pas de sens. Donc ces numéros zéro ont servi à faire des erreurs pour, autant que possible, ne plus les faire ensuite. Et puis ils nous ont permis aussi de prendre le temps de trouver notre propre originalité, ce qui n’est pas toujours évident. Parce que oui, c’est génial qu’il y ait autant de revues en France, mais la contrepartie c’est qu’il n’est pas toujours évident de se démarquer. Et parfois on peut avoir tendance à aller vers une forme d’imitation. Donc il faut réussir à la dépasser, aller plus loin et faire quelque chose d’autre. D’ailleurs c’est un peu le même problème que celui du cinéma français qui, notamment par rapport à la Nouvelle vague, a du mal à sortir du cadre et aller de l’avant pour proposer quelque chose de neuf.

Ta cinéphilie à toi, tu dirais que tu l’as formée comment ? Est-ce que c’est par des lectures ? Par rebonds ? Par conseils, par culture familiale ?

J’aime bien l’idée du rebond. Le déclic initial, je pense que c’est vraiment La Nuit du chasseur, que j’ai découvert extrêmement jeune, vers 7-8 ans… Ça m’a tellement bouleversé, happé et saisi, que je me suis dit : il y a quelque chose qui se passe, il y a un monde qui s’ouvre. Après, dans ma famille, il y avait beaucoup de femmes - ma mère, ma grand-mère… - qui étaient toutes cinéphiles. Ce qui fait que j’ai baigné, à la fois dans le cinéma et dans de la presse, parce que, très jeune, je lisais les critiques dans Télérama ou dans Le Monde. J’ai été familiarisé avec tout cela parce que je l’avais chez moi. J’avais accès aux chaînes de cinéma, on avait des VHS, des DVD… J’ai eu cette chance là et je reconnais que c’est un privilège.

Quand tu as eu cette envie de lancer La Septième obsession, est-ce que tu observé ce que faisaient les autres : ce qui se faisait mal ou ce qui ne se faisait plus dans les revues de cinéma ? Est-ce que tu t’es dit “j’ai envie de le faire et je le fais” ou est-ce qu’il y avait une démarche tout de suite un peu consciente du marché et de la potentielle réussite de ce que tu étais en train d’entreprendre ?

arton10532 Comme j’ai commencé très jeune, d’un côté c’était bien parce que j’avais une forme d’innocence et de naïveté qui est bénéfique au moment de lancer un projet ; mais de l’autre, ça m’a aussi créé des embûches. Au départ, quand j’ai voulu lancer La Septième..., j’ai démarché quelques personnes : des producteurs de cinéma, des éditeurs… Et à chaque fois on me disait : pourquoi tu veux lancer une revue ? La presse papier est morte, la cinéphilie est morte, les gens ne vont plus au cinéma, ils ne lisent plus... Et quand on a 19 ans, entendre des choses pareilles, faire face à un tel défaitisme, c’est juste immonde ! Et dans ma tête je me disais : j’espère que quand je serai adulte je ne serais pas aussi aigri. Prophétiser la mort à tous bouts de champs, c’est insupportable. Moi, j’arrivais avec un projet, j’avais 19 ans, et donc je me disais : ça ne peut pas être mort, puisque moi j’en ai envie !

Bref, personne n’y croyait. Et donc finalement c’est ma famille qui a financé entièrement le projet. Je suis aujourd’hui associé avec ma sœur : on est les entiers propriétaires du titre. On ne voulait pas attendre éternellement des fonds qui allaient peut-être ne jamais arriver, donc on a lancé la revue seuls, avec un budget moins important que prévu. On était encore très jeunes et il y avait l’idée qu’il fallait le faire maintenant. On se disait : c’est le bon moment, on a la fièvre au corps, on y va ! C’était vraiment fait avec des bouts de ficelle, de l’artisanat pur, mais on a essayé, en se disant qu’on verrait bien si ça prenait ou pas.

Depuis, vous avez fait entrer des fonds extérieurs ou ça reste 100 % indépendant ?

Ça reste 100 % indépendant. Moi je me suis parfois posé la question de faire entrer des investisseurs, mais ma sœur est contre. Elle tient absolument à notre indépendance, et je pense qu’elle a raison. La presse se fait racheter tout le temps par les mêmes personnes, donc je trouve ça bien de conserver notre indépendance autant que faire se peut.

Et travailler en famille, ça se passe bien ? Comment vous vous répartissez les tâches ?

Ma sœur travaille plutôt sur l’administration, les finances. Mais sur les choix stratégiques, on décide vraiment à deux. On prend les décisions ensemble et on les assume ensemble. Et ça se passe bien.

Est-ce que vous avez recruté une équipe pour s’occuper des partenariats, de la publicité ?

Il y a des gens en interne et on a aussi des agences en externe qui s’occupent avec nous de la publicité. On a un responsable financier en interne, mais on a aussi une agence d’expertise comptable en externe. Dès le début ça a été une SAS. Avant même le lancement de la revue, il y avait la volonté de faire une société de production et d’édition qui soit très large. Et ça, on avait décidé rapidement de la lancer, parce qu’on voulait faire des choses, des bouquins… Donc ça s’est lancé en 2014 je crois, en tout cas avant le premier numéro de La Septième...

Si on revient sur la ligne éditoriale, comment se fait la réflexion ? Elle est juste définie par rapport à vos propres envies, ou également par rapport à la concurrence et/ou par rapport à une cible donnée que vous auriez pu étudier ?

C’est un ensemble de choses, où il y a un peu de tout ça, qui ensuite génère des intuitions éditoriales. Plus on connaît notre lectorat, plus on connaît la concurrence et plus on se connaît soi-même, plus les choses vont émerger. Mais la base de la base, ça reste quand même nos obsessions propres. On part d’abord d’une forme d’amour des œuvres. Et à partir de là, on se pose des questions. Est-ce que c’est une couverture ? Est-ce que c’est un sujet ? Est-ce que c’est un hors-série ? En fonction de comment on sent notre lectorat et de comment on se positionne par rapport à notre environnement concurrentiel, on va essayer d’adapter un peu notre idée et de voir ce qu’on en fait. Tout dépend du contexte, de la période, tout dépend de ce qu’il y a en face, etc. Mais à la base ça vient quand même d’une envie. Et puis d’une idée. L’idée c’est la matière vivante. Plus il y a d’idées plus il y a de matière vivante, donc plus la revue est vivante et plus le lecteur se sent galvanisé et exalté. C’est ça qui est important. Il n’y a pas de calcul cynique de notre part. On ne fait jamais quelque chose uniquement parce qu’on pense que c’est ça qui va marcher. Je pense que ce qui marche, ce sont avant tout les choses qu’on fait avec le cœur, dans une démarche sincère. Après, il y a évidemment des choses dont on a l’intuition qu’elles fonctionneront mieux que d’autres par rapport à notre lectorat.

Vous avez étudié ce lectorat ?

Oui, on fait des études plusieurs fois. Et suivant les données qui nous ont été fournies et ce qu’on a pu collecter nous-mêmes en étudiant notamment nos réseaux sociaux, on serait sur un publique entre 18 et 35-40 ans pour la moyenne d’âge. Il serait à 58 % féminin. Et puis il est composé d’une grande partie d’étudiants, pas exclusivement en cinéma, aussi en art, en architecture, etc.

Votre positionnement, qui est de ne pas être exclusivement lié à l’actualité, faisait-il partie de vos envies dès le départ ? Votre objectif numéro 1 n’est visiblement pas qu’on achète la revue pour choisir quel film aller voir en salle ?

La+Septième+Obsession+N°24  Ce n’est pas l’objectif premier, c’est vrai. Mais on a quand même une partie critique et on fait pas mal de partenariats, donc on essaie d’être au rendez-vous pour défendre les films et aider à ce qu’ils trouvent leur public. Mais là où tu as raison, c’est que ce qui fait la force de La Septième vis-à-vis de son lectorat c’est avant tout le plaisir d’avoir une revue qui sort tous les deux mois et qui prend du temps pour développer des thématiques, dans des dossiers assez amples. En même temps, on est très conscients aussi que c’est l’actualité qui fait l’événement. Quand, l’an dernier, nous avons fait un gros numéro sur l’espace au cinéma, c’était lié à la sortie d’Ad Astra (même si dans ce dossier de 60 pages, il y en a seulement dix sur le film de James Gray). J’aime bien l’idée que les films nous donnent des prétextes pour voyager dans l’histoire du cinéma. Et que ça nous permette de montrer que les films n’arrivent pas de nulle part, qu’ils ont derrière eux toute une histoire du cinéma, qu’ils viennent continuer. C’est une espèce de course de relai le cinéma : chaque film prend le relai d’un autre. C’est donc ça qu’on essaie de mettre en valeur, surtout pour la partie la plus jeune de notre lectorat. C’est une façon de leur dire : Ad Astra c’est formidable, voyez-le, mais voyez aussi tous les autres films qu’il y a eu avant.

Oui, on pourrait dire que c’est ce qui fonde la cinéphilie. Ce sont les rebonds dont on parlait tout à l’heure. Est-ce que tu sens que vous êtes plébiscités pour ça ? Et est-ce que ce principe aide à fidéliser votre lectorat ? Est-ce que vous avez principalement des abonnements ou est-ce que les gens achètent au numéro quand le sujet les intéresse ? En paraissant tous les deux mois il n’est pas évident de fidéliser les lecteurs.

C’est ce qu’on nous dit beaucoup dans le métier. On nous a souvent demandé pourquoi nous n’étions pas mensuel. Mais on s’est rendu compte, notamment auprès d’un public plus jeune, qu’ils étaient très contents de ce rythme, et qu’ils préféraient avoir 148 pages tous les deux mois que 100 pages tous les mois. C’est ce qui ressortait en tout cas des enquêtes qu’on a pu faire. À un moment donné on s’est posé cette question de basculer sur un rythme mensuel, mais on s’est rendu compte que ce serait une très mauvaise idée, et on a préféré développer nos hors-séries. On passe ainsi de six numéros par ans à neuf. Et c’est plus intéressant. L’idée, c’est d’essayer de “faire événement” à chaque fois. Que chaque couverture soit un peu collector. Que chaque numéro soit un objet, que les gens conservent. Et ce principe semble fidéliser les lecteurs. On le voit sur Facebook ou Instagram, avec les gens qui sont fiers de nous montrer leur collection. En octobre nous avons fait des offres promo en proposant aux gens de compléter leur collection, et on a été impressionné par le nombre de commandes qu’il y a eu.

Ce côté collectionneur est d’ailleurs très lié à cette cinéphilie qu’on pensait appartenir au passé, avec son côté fétichiste.

Oui, c’est ça qui est drôle avec cette période : d’un côté on côtoie l’instantanéité la plus pure, et en même temps il y a ce retour d’un goût pour la collection. Dans nos enquêtes on posait à nos lecteurs des questions sur leur usage d’Internet et du téléphone. Et on s’est aperçu que ceux qui collectionnent les numéros, en même temps, sont tous équipés du dernier iPhone. C’est donc intéressant de voir que le digital peut être un véritable compagnon du print. Et quand on demandait si les gens désiraient une version digitale de la revue, à chaque fois la réponse était que ça n’était pas nécessaire.

On pourrait penser que pour tout ce qui est lié à l’actualité et à la critique des sorties, il y a une habitude davantage liée à des supports en ligne. Et les articles de fond ou les dossiers thématiques c’est plus quelque chose qu’on a envie de conserver, de lire dans la durée, et qui est donc lié au papier.

Oui, ça me semble une bonne théorie. Quand nous avons fait nos numéros sur Refn, Von Trier ou Jeff Nichols, à chaque fois on faisait 40 ou 50 pages où on interviewait non seulement le réalisateur mais aussi son équipe technique, et on faisait en plus des textes autour de l’œuvre. On a eu énormément de retours positifs là-dessus, sur cette idée qu’on ne se contentait pas de faire une critique, mais qu’on l’accompagnait d’éléments de compréhension sur la fabrication de l’œuvre. Et ça c’est quelque chose pour lequel il y a une très forte demande. Dans notre numéro de septembre, on a fait vingt pages autour du montage. Et là-dessus aussi on a eu beaucoup de retours, de gens qui nous remerciaient, qui nous demandaient que ça devienne une rubrique récurrente. Il y a, notamment chez un lectorat assez jeune, une vraie demande de ce genre de choses, qui les aident à se familiariser avec les techniques. Et finalement, je considère que ça fait aussi partie de la critique. Donc c’est quelque chose que nous allons développer. La directrice photo Caroline Champetier, a désormais sa rubrique dans la nouvelle formule de la revue. Elle s’appelle L’image comme puissance d’attraction. Et dans chaque numéro elle essaiera de creuser encore cette idée de fabrication. J’aime bien l’idée qu’on puisse être transversal et faire de la critique en passant par des langages différents au sein d’une même revue.

Est-ce que tu sens que chez ton lectorat tout fait un peu cinéma, que ce soit les films ou les séries, ce qui se voit en salle ou ce qui se voit sur écran individuel ?

Disney Quand on fait des cours sur Roma ou The Irish Man j’ai eu des mails assassins de beaucoup d’exploitants... Mais c’est vrai que ce qu’on sent c’est qu’il y a une vraie abolition des chapelles et des frontières, et que concrètement nos lecteurs peuvent à la fois aller en salle, regarder des films en streaming, sur Mubi ou LaCinetek, aller à La Cinémathèque pour voir une exposition et aller dans un festival… C’est extrêmement bouleversé. Malgré tout, je pense que l’image qu’on a des jeunes générations est complètement erronée. Pour les côtoyer un petit peu, notamment dans le cadre d’ateliers d’éducations à l’image qu’on organise, j’ai l’impression qu’ils sont beaucoup plus politiques qu’on imagine. Ils savent ce que c’est de voir un film en salle. Ils connaissent la différence. En revanche, ce qu’il y a plutôt c’est une forme de guerre générationnelle. Schématiquement, pour eux, la salle est plutôt un truc de vieux et Internet un truc de jeunes. Mais je pense que ça peut changer, c’est une question de pédagogie. Il ne s’agit de ne pas se contenter de dire “la salle c’est mieux, donc allez en salle”, ce qu’il faut c’est essayer, par l’éducation à l’image, par l’initiation, de rendre le passage par les salles plus régulier, plus ritualisé. Mais ça je pense que c’est un travail à faire collectivement, tous ensemble dans le métier. Parce que le fossé générationnel est énorme et se ressent de plus en plus. Quand on fait la critique de films qui sortent en salle, le public jeune est le premier à vouloir aller les voir. Je crois que ce serait une fausse perception que de dire que les jeunes n’en ont plus rien à faire. 

C’est donc l’image de la salle en tant que lieu qu’il faut changer ?

Oui. Je suis très proche d’Agnès Salson et Mikael Arnal, qui ont participé plusieurs fois à la revue. Ils avaient un projet de salle éphémère qui s’appelait la Forêt électrique, à Toulouse. Et maintenant ils vont investir un nouveau lieu, dans lequel il y aura une salle de cinéma, mais autour de laquelle se développeront d’autres activités : ils vont faire des ateliers, il y aura de la VR, etc. Quand ils faisaient leur cinéma éphémère, j’y suis allé une fois pour présenter un film. Dans la salle ils avaient tous 30 ans, voir moins, et à la fin quand j’ai parlé avec eux je leur demandais pourquoi ils n’allaient dans les salles d’art et d’essai de Toulouse, et ils me disaient qu’ils ne s’y sentaient pas très bien. Là j’ai compris qu’en fait, ils ne rejettent pas la projection en salle, c’est juste une question d’affect par rapport au lieu en lui-même. Je n’imagine pas quelqu’un dire : je déteste le cinéma sur grand écran. C’est juste une question d’affinité avec le lieu. Et ça c’est quelque chose qu’Agnès et Mikael ont théorisé dans un livre, qui s’appelle Cinéma Makers, qui est sorti l’année dernière. Ils avaient fait un tour des cinémas d’Europe, et ils ont découvert des lieux où il y avait à la fois une librairie, un café, une salle de cinéma, des lieux de rencontre… Donc la question ça n’est pas tellement de savoir si on préfère voir un film sur un écran grand ou petit. La question c’est le lieu et ce qu’il véhicule. Est-ce que le lieu est simplement un véhicule de la pensée Télérama (ce qui parfois peut effrayer un peu les gens qui ont moins de 30 ans) ou est-ce que c’est un lieu qui parle à tout le monde ? Il faut trouver une familiarité. Ce que je pense c’est qu’il faut tendre la main. Et c’est de cette manière-là également que j’envisage une revue : tendre la main au lecteur, ne pas dire “je suis supérieur à toi” ou “tu dois avoir lu tel et tel truc pour pouvoir venir chez moi”. La question, ensuite, c’est de savoir comment faire pour l’initier à ta vision des choses et lui donner envie d’y participer.

Et du point de vue du contenu, tu penses que la frontière est très mince entre un film de cinéma et un film produit pour une plateforme ou une série ?

J’ai beaucoup aimé Roma, The Irish Man, Marriage Story...À aucun moment je ne me suis dit qu’il s’agissait de films de télé et pas de cinéma. Ce serait absurde. De la même façon, il y a de très grandes séries : elles ne sont pas projetées sur grand écran mais ça n’est pas pour ça qu’on ne peut pas les considérer comme des chefs-d’œuvre. Moi j’aime être dans une salle de cinéma, mais ma boussole ce sont quand même les œuvres elles-même. Je ne vais pas tomber amoureux d’un écran ! Quand j’ai découvert La Nuit du chasseur, c’était sur une télé et ça n’a pas empêché que se produise sur moi un effet, disons, de “traumatisme positif”. Donc je ne regrette pas de l’avoir vu comme ça. Après, sur les films qui sortent en salles aujourd’hui, j’ai très souvent l’impression qu’ils visent le public de la télévision. Quand les chaînes financent le cinéma, elles financent avant tout des avant-premières. C’est-à-dire des films dont la destination est ensuite de se retrouver en prime-time sur France 2 ou France 3. Je pense que c’est leur stratégie. Et elle implique donc naturellement que les chaînes n’aient aucun intérêt à produire des films de cinéma qui seraient difficilement montrables à la télévision. Ça fait dix ou vingt ans qu’il y a un peu ce processus-là. À cela, il faut ajouter le fait qu’il y a aux États-Unis un processus de dévalorisation de la figure de l’auteur, ce qui fait qu’il n’y a plus aujourd’hui que du gros blockbuster industriel ou du tout petit film indé et pratiquement plus rien entre les deux. Tous les films du milieu qu’on adorait, ces films qui avaient 30 ou 40 millions de budget, en gros, Clint Eastwood mis à part, n’existent plus. À part sur Netflix. Nous on a fait une interview avec Fukunaga, qui a réalisé le dernier James Bond, et on l’a interrogé sur la figure de l’auteur. Il nous a répondu : il n’y a qu’en France qu’on parle encore de ça ! Aux États-Unis ça n’existe plus. Un auteur, ça n’est rien. Et on le voit par exemple avec le cas du dernier film de Fincher : son nom n’est même pas sur l’affiche ! Parce que l’auteur, ça n’est pas ce qui fait vendre un film.

En revanche, les auteurs de cinéma restent une valeur dans l’industrie des séries ?

C’est vrai. Moi, par exemple, j’adore la série de Nicolas Winding Refn, Too Old to Die Young. Et c’est vrai que c’est amusant de voir qu’Amazon lui a donné un budget démentiel pour une série, qui objectivement n’est pas du tout accessible pour le grand public. Il bénéficie là d’un budget et d’une liberté d’action qu’il n’a jamais eu pour ses films. Donc c’est un refuge, pour lui comme pour beaucoup d’auteurs. Sofia Coppola, qui a travaillé avec Apple TV, disait récemment que sans les plateformes le cinéma indépendant aurait déjà disparu. On se rend donc compte que les studios ont complètement abandonné les films de cinéma, du moins les films du milieu : les thrillers, les films d’horreur, les films dramatiques… Ceux que pouvaient faire Coppola ou De Palma à une époque. Quand on voit le catalogue Universal on se dit que c’est incroyable, le nombre de films de dingue qu’ils ont produit dans les années 70-80-90. Et aujourd’hui… Il ne reste guère que les films de Jason Blum, qui ne sont pourtant pas la panacée, pour remonter un peu le niveau…

En tant que directeur d’une revue de cinéma, quand tu décides de faire une couv sur une série, tu fais le choix de t’affranchir des cloisonnements et de ne pas considérer que le cinéma n’est que dans les salles…

Oui, notre boussole c’est notre lectorat. On pense les sujets, on y réfléchit, et puis on se dit : on va mettre Sex Education, ou The Handmaid’s Tale ou Twin Peaks en couverture, en se disant que ça n’est pas grave. On le fait parce qu’on a envie de le faire, et parce qu’on a cette intuition que le lectorat va nous suivre. Ce sont des séries qui sont très regardées, les gens en parlent, donc il n’est pas nécessaire de prendre de gants. Mais on ne se force pas non plus : c’est juste que ça nous passionne et qu’on pense donc que ça peut aussi passionner des lecteurs. Après il y a toujours des pressions, mais j’ai envie de dire que, quoi qu’on fasse, il y aura toujours des pressions. Si on ne parle que des films qui sortent en salles, les plateformes vont se plaindre qu’on ne parle jamais d’elles. Nous, on essaye juste d’être équilibrés et d’être toujours là où on a envie d’être. Je parlais de sincérité tout à l’heure, et bien à ce niveau-là c’est important également d’être sincère. Mais tout en ayant en même temps un regard politique. Pour le numéro où Roma était en couverture, on avait titré Qu’est-ce qu’une œuvre de cinéma ? Et on avait fait 30 à 40 pages de dossier, dans lesquelles on s’était vraiment posé cette question. Est-ce qu’une œuvre de cinéma c’est uniquement fait pour la salle ? Est-ce qu’une œuvre peut exister indépendamment de la salle ? Donc ce travail de pensée, il y est. On s’affranchit des codes, certes, mais on les interroge. 

Et puis on en revient à l’exception culturelle française. C’est-à-dire que produire de la pensée sur des séries c’est aussi les faire entrer dans une sorte de panthéon. On leur donne une légitimité en produisant de la pensée à leur sujet.

Oui, je pense que c’est important. Moi je sais que quand j’étais très jeune, j’ai été très marqué par les écrits de Jean Douchet (dont j’ai été proche), et de Serge Daney, qui avaient en commun une extrême liberté. Jean c’est quelqu’un qui, quand il venait vous voir, disait toujours : vous avez vu des choses intéressantes en ce moment ? Un film, une série, n’importe quoi… Et il était toujours réellement curieux de la réponse. Ça m’a toujours marqué, cette liberté d’aller partout. De la même façon, quand Serge Daney écrit sur le tennis, par exemple, c’est génial. C’est pourquoi j’aime beaucoup cette idée de produire de la pensée sur n’importe quel objet, du moment qu’il nous intéresse. Après il faut hiérarchiser évidemment. Moi, il y a des feuilletons que j’aime bien : je ne vais jamais soutenir que c’est au même niveau que Tarkovski… Mais ça n’est pas pour autant que ça n’est pas intéressant. Il faut toujours garder une forme de curiosité, toujours être aux aguets, parce qu’il y a toujours quelque chose d’intéressant qui peut se produire dans le royaume des images. Donc il serait dommage de cloisonner par principe. De la même façon, je sais que Daney écrivait sur des très mauvais films, et ça aussi ça aidait comprendre le cinéma et ce qu’on pouvait en attendre. Moi c’est ce courant-là de la critique qui me plaît : celui qui consiste à être toujours dans une ouverture d’esprit maximum.

Est-ce que tu as une vision de la Septième obsession pour les prochaines années ?

Je pense qu’on va intensifier tout ce qu’on a développé ces dernières années, c’est-à-dire notre pôle d’éducation (ou plutôt d’initiation) à l’image. On va produire d’autres hors-séries. Je pense qu’il y aura également plus de livres de cinéma. Pourquoi pas un peu de vidéo ? On a beaucoup travaillé ça, en partenariat avec Senscritique et Orange, cette année, pour Palm’Fiction avec Xavier Leherpeur, qui était une capsule vidéo qu’on a mise en ligne durant la période où aurait dû avoir lieu le festival de Cannes. Ensuite, on a couvert le Festival d’Annecy, toujours avec Senscritique et Orange. Voilà des choses que nous allons poursuivre dans les prochaines années. Mais au-delà de tout ça, je crois que ce qu’il faut nous souhaiter c’est d’avoir toujours la même énergie, la même envie, le même besoin d’écrire et de partager, car je pense que le cinéma va en avoir bien besoin !


Chloé Rolland
Propos recueillis
par Chloé Rolland