Financement du cinéma français 

Rencontre avec Pierre Jolivet

Malgré (ou à cause ?) de l’épidémie de Covid, les manœuvres de réforme de l'audiovisuel européen se sont récemment accélérées. Notamment en ce qui concerne la directive sur les SMA (Services de Medias Audiovisuels). Ce point central va définir les rapports entre les plateformes SVOD et le cinéma français, de manière fondamentale pour les années à venir. Sous sa casquette de président de l'ARP (société civile des Auteurs, Producteurs et Réalisateurs de cinéma), Pierre Jolivet s'est impliqué dans la rédaction du projet de décret devant amener à une régulation. À l'occasion des Rencontres Cinématographiques de l'ARP, nous l'avons rencontré pour un tour d'horizon. 

Première question un peu ironique : dans quelle mesure la crise du Covid-19 n'agit-elle pas de manière bénéfique sur le dossier de la réforme de l'audiovisuel en créant une urgence à le faire progresser ? 

C'est à la fois une chose tragique et un phénoménal accélérateur de particules. Tragique pour le cinéma, puisque les salles sont fermées, surtout quand dans la courte période de réouverture, les spectateurs ont répondu présent. De quoi confirmer les salles comme quelque chose qu'ils privilégient. La question du moment est de savoir comment elles vont survivre si cette crise persiste. Même avec des aides de l'Etat, il y a des cas où ça ne sera plus viable. Il faudra voir si on n’en arrivera pas à une possibilité pour Netflix ou Amazon de racheter des salles en péril, comme ils le font déjà aux États-Unis. Et là, on serait dans une situation quasi-monopolistique de la chaîne de fabrication des films. Voilà pour l'aspect négatif. Géopolitiquement, il est, en revanche, clair que la place qu'ont prise les plateformes avec cette crise, nous oblige à devoir avancer plus vite et être encore plus exigeants quant à la directive SMA. 

Exigeant mais avec quelle marge de manœuvre ? Le décret est quasiment prêt et lance donc pleinement les négociations avec les plateformes de SVOD. Mais dans quelle mesure n’ont-elles pas la main, en demandant forcément des contreparties à ce que cette directive leur imposerait ? 

Qui a vraiment la main ? On ne pourra le dire que lorsque toutes les étapes de formalisation du décret, après le passage au CSA et au Conseil d’État, seront franchies. Quand le texte sera définitif, on y verra beaucoup plus clair. Je vois juste pour le moment qu'il y a une claire volonté politique - sans doute renforcée par le Covid - de faire comprendre aux plateformes qu'elles mettent en danger l'audiovisuel européen, de la même manière qu'Amazon avec les librairies. En tous les cas, la France a la main pour légiférer sur son territoire. La directive SMA devrait contraindre les plateformes à des obligations d'investissement et d'exposition de 30 % d'œuvres européennes. Quand bien même elles diraient non, le décret s'appliquerait de toute façon. On peut alors envisager d'autres manières pour elles de rentrer dans le cercle vertueux de la production. Si elles ne le veulent pas, alors elles resteront en dehors. 

Rester en dehors ? C'est-à-dire ? Par une interdiction - peu plausible - de diffusion en France ? 

Non, non, pas du tout : le décret s'appliquerait et les obligerait à investir 20% de leur chiffre d'affaires dans le cinéma européen. Admettons qu'ils ripostent par des recours devant la Cour européenne, je ne pense pas qu'ils gagneraient, vu que l'Europe est en train de sérieusement muscler son avis sur la question. Les plateformes auront donc tout à gagner à s'inscrire dans ce cercle vertueux. 

...donc avec une monnaie d'échange. Quelle pourrait-elle être ? 

Je ne le formulerais pas comme ça : le décret sera le décret, mais on peut, par un accord interprofessionnel, le rendre plus malin, plus souple, plus intéressant pour les uns et les autres. C'est donc un cadre dans lequel on peut continuer à négocier. 

Je reviens sur cette notion de volonté politique. Qu'est ce qui explique l’impression, vu de l'extérieur, que ce chantier qui traîne depuis des années (ou que le texte du décret en l'état, qui a mis longtemps à être accouché, laisse encore beaucoup de points dans le flou – par exemple concernant le difficile calcul de l'assiette sur laquelle le pourcentage d'obligation des différentes plateformes, qui sera confiée au CSA) tient d'une patate chaude pour les divers gouvernements qui se sont succédé depuis l'ouverture de ce dossier ?  

Si on parle d'un arbitrage politique, il ne faut pas se tromper : la négociation avec les plateformes a une dimension incroyablement politique et géopolitique. Il faut d'ailleurs se rappeler que quand la France a créé l'exception culturelle, elle a longtemps été seule sur ce terrain. Personne ne nous soutenait, et pourtant il y a eu un accord sous un gouvernement de cohabitation : Balladur et Mitterrand ont accepté d'abandonner une partie du commerce maritime pour donner naissance à cette exception. Ça a été une décision courageuse. Nous sommes dans une même phase, peut-être encore plus importante quand ces négociations auront un impact sur, au minimum, les dix prochaines années, et vont redessiner les modes de financements du cinéma en Europe. Il est du coup assez normal que sur ce qui est une profonde révolution, il y ait des tâtonnements. Ce n'est pas tant un souci de patate chaude que de responsabilités que chacun va devoir assumer à un moment ou un autre. 

Comment interpréter du coup la demande du gouvernement aux organisations interprofessionnelles du cinéma, de trouver un accord quant à la chronologie des médias dans les 6 mois, sous peine de se voir imposer une législation ? 

Cette régulation faisait justement partie de la directive SMA, mais a disparu avec le Covid. Mais nous en avons plus que jamais besoin dans le contexte actuel, et encore plus quand cette crise sera passée. Oui il y a une date butoir, mais ce n'est qu'un retour de la pression que l'on avait initialement mise pour que cette réforme ait lieu. Le point positif est que pour la première fois, toutes nos organisations sont autour de la table pour parler d'une seule voix. Mais nous disons que pour avoir un bon accord, il faut aussi être prêt à ne pas le faire, nous ne mettrons pas notre tête sur le billot pour que les plateformes entrent dans la danse plus tôt que prévu. Un mauvais accord impacterait trop notre avenir. 

Quel serait un bon accord ? 

C'est celui qui serait vertueux dans notre système sans en déstabiliser les partenaires historiques. Qu'on ne déshabille pas Paul pour habiller Pierre. Il faut donc que les conditions pour les plateformes soient pertinentes, y compris vis-à-vis de leurs chiffres d'affaires et que les partenaires qui ont fait le cinéma français actuel, avec sa diversité et sa part de marché de 40%, ne renoncent pas au niveau de leurs investissements. 

Le plus important de ces partenaires reste Canal+, dont la stratégie est actuellement des plus floues... Après le résultat des précédentes négociations sur la chronologie des médias en 2018, dont la chaîne était sortie gagnante, est-ce que cela ne signifie pas qu'à la difficulté des négociations avec les plateformes s'ajoute une autre bataille, celle-ci interne ? Qu'une fragilité, tout aussi névralgique, quant à l'avenir se joue aussi sur les choix que fera Canal+? 

C'est une vraie question. Il y a clairement du danger de ce côté-là, mais on arrive à le circonscrire. Imaginons que Canal abandonne la fréquence TNT, le champ d'obligations des SMAD (Services de Medias Audiovisuels à la Demande) resterait le même. Et quant à la revente possible à un groupe extra-européen, le président de Canal s'est engagé à ce que leur catalogue reste considéré comme un acquis stratégique. Racheter Canal sans le catalogue StudioCanal, qui représente entre 3 et 5000 films du patrimoine français, n'aurait pas grand sens... On essaie de mettre des garde-fous pour que Canal reste l'acteur vertueux qu'il est. Et rappeler qu'en retour de leur investissement d'entre 150 et 180 millions /an dans le cinéma français, ils remplissent une très grande part de leur grille, là où, avec un match de foot qui leur coûte proportionnellement bien plus cher, ils n'occupent qu'une heure et demie d'antenne. Mais je trouverais fou qu'avec l'arrivée des plateformes, Canal n'aie pas envie de rester le partenaire privilégié qu'il est.  

Cette arrivée des plateformes est loin d'être finie. D'autres, et potentiellement aussi importantes économiquement que Netflix, se préparent à ouvrir en France... 

… Oui, mais se posera rapidement la question d'une saturation : un foyer ne va pas souscrire à tant d'abonnements. Même avec des tarifs bas, à 6 ou 8€/mois, il y aura un moment où cela pèsera trop dans les budgets familiaux. 

Ce qui pose la question de Salto. Comment pourrait-elle devenir un acteur important du financement du cinéma européen, et français en particulier, quand son budget de fonctionnement est bien moindre que celui de ses concurrents américains ? 

C'est une question que je me pose. Et je n'ai pas la réponse (rires). Cette compétition est un peu étrange, même s'il est légitime que des groupes français s'allient de la sorte. Mais il est évident que la vraie réponse à amener à ces plateformes américaines, et on l'appelle fortement, serait une plateforme européenne qui serait l'agrégation de nombreuses cinématographies et donc une alternative crédible : un regroupement Canal/ OCS et leurs équivalents allemands, italiens, espagnols et d'autres. En tant que spectateur j'adorerais pouvoir avoir accès à des films danois, italiens, espagnols que les salles n'offrent pas ou plus. 

Imaginons qu'Amazon Prime Video et Netflix acceptent cordialement d'investir entre les 20 et 25% de leurs chiffres d'affaires proposés par le décret... 

…  Cordialement, j'en doute, mais imaginons (rires)... 

… Dans la mesure où cela ne concernerait pas que le cinéma français mais l'audiovisuel européen, qu'est-ce qui les empêcherait de concentrer ce financement sur quelques films français, leurs donnant ainsi la puissance de blockbusters ? En quoi cela serait une avancée sur la filière globale ? 

C'est là où le décret est bien fait : sans diversité, s’il y avait concentration sur une poignée de films, il leur imposerait de rester sur une fenêtre de diffusion à 36 mois après la sortie salle... Ils peuvent évidemment dire : ok, j'investis ce pourcentage parce qu'on y est obligé, mais a minima. Sauf qu'ils ne remonteraient pas dans le délai de chronologie des médias. Ce qui les laisserait hors du jeu. Ce serait quand même étrange pour Netflix, si elle se met à préfinancer trois ou quatre films français dans l'année, qu'elle ne puisse les diffuser que trois ans plus tard...  

Autre contrepartie possible demandée par les plateformes : qu'elles puissent devenir pleinement des producteurs délégués ou acquièrent tous les droits hors France des films... 

Là aussi c'est une question centrale, mais il est impossible d'y répondre pour le moment puisque les plateformes ne nous disent pas ce qu'elles veulent. Qu'elles souhaitent que le décret soit le meilleur pour eux est légitime. Mais il y a probablement de vraies interrogations face à une proposition de modèle qui n'est pas le leur, mondial, à l'américaine, sous forme de copyrights, sans obligations... À ce jour, nous n'avons aucune idée de leurs désirs, de leur appréciation de ce qui leur est proposé, ni de ce que seront leurs décisions, qui ne seront de toute évidence pas les mêmes selon telle ou telle plateforme. Nous créons un cadre, mais à ce stade nous ne savons pas ce que feront Canal et les plateformes. Donc on s'évertue à ce que ce cadre soit le plus rigoureux possible, mais aussi celui où chacun puisse y trouver son compte.

Photographie Pierre Jolivet ©Clara Dumont


Alex Masson
Propos recueillis
le 4 novembre 2020
par Alex Masson