Le temps de la réflexion ?

Propos de Didier Péron

Didier Péron est le rédacteur en chef adjoint Culture de Libération :

« Nous avons rapidement basculé en télétravail, et l’équipe ne s’est plus vue dans les locaux, chacun travaillant depuis sa maison. Comme nous parlons d’une dizaine de salariés et, de manière plus satellite, d’une quinzaine de pigistes réguliers, il fallait un peu se démener pour garder le contact et rassurer tout le monde. Rassurer les pigistes sur le fait qu’il n’y aurait pas de baisse de papiers commandés, et parler aux salariés pour qu’ils n’aient pas le sentiment de s’enfoncer dans une sorte de chômage technique.

Nous n’avons pas modifié notre volume de pages, si ce n’est de façon très marginale sur les pages du week-end. Nous avons bien sûr continué à alimenter le site et avons lancé, en plein confinement, une newsletter quotidienne, qui a pas mal mobilisé les troupes. Donc en fait, à part sur le fait d’être en télétravail, notre quotidien professionnel n’a pas tellement été bouleversé, si ce n’est évidemment qu’il a fallu changer nos plans, constitués en vue de l’arrivée de Cannes, des festivals de l’été, d’une saison très riche. Tout cela a bien entendu volé en éclats, et il a fallu inventer d’autres séquences, basculer un peu plus sur le magazine, sur des récits ou aventures artistiques qui ont pu avoir lieu dans le passé. Nous devions raconter des choses qui n’étaient pas dans l’actualité, arrêter nos contacts quotidiens, frénétiques, avec des attachés de presse nous alimentant, pour basculer dans cet étrange silence de la communication, relatif puisque des choses étaient quand mêmes annoncées sur le net, mais très éloigné de ce que l’on connaissait.

Pour le cinéma, plus précisément, nous avons essayé de réorienter nos pigistes vers les plateformes ou la VOD, qui étaient avant un peu hors de nos radars. Mais là, évidemment, le terrain était dégagé, puisque nous n’avions plus les 22 films qui sortaient hebdomadairement. Nous avons également créé une page de recommandations nommée « La guerre contre l’ennui », titre que je ne trouvais pas idéal car moi personnellement j’aime beaucoup m’ennuyer. Mais c’était aussi une manière de mobiliser les gens sur ce truc qui nous a un peu sauté au visage, qui pose problème ou question, de l’énormité de l’offre internet payante, gratuite. Un foutoir généralisé avec beaucoup de choses très bien, mais appliquant un modèle qui nous inquiète un peu car il grignote quelque chose que nous avons toujours défendu, à savoir des gens qui paient pour aller voir des expos, des films, des spectacles. On a vu que le modèle poussait fortement, qu’il s’est déjà imposé pour la musique mais toucherait maintenant le cinéma, avec des niveaux d’éditorialisation, et surtout de rémunération des ayant droits, n’ayant rien à voir avec ce qui restait du XXème siècle. On verra bien, lorsque nous serons déconfinés, ce qui va rester et ce qui va redémarrer. Pour nous aussi, d’ailleurs, on verra ce qui arrivera. Je pense que nous sommes protégés jusqu’à la fin de l’année mais, en 2021, il est possible que les cartes soient entièrement rebattues.

Nous avions déjà pris des décisions de réorganisation au moment de la nouvelle formule. Le lecteur, ne s’en rendait peut-être pas compte, mais nous avions le lundi une séquence qui était entièrement consacrée aux arts plastiques, le mardi à la musique, le mercredi au cinéma, le jeudi aux livres, le vendredi à la scène, et pour le week-end le cahier images et musiques. Maintenant, nous ne sommes plus du tout sur ce principe de rangement, puisqu’il ne pouvait, par exemple, plus y avoir les six-sept pages de cinéma le mercredi. Donc nous avons un peu mélangé les choses, les différentes séquences, avec un peu de cinéma, un peu de musique, un peu d’arts plastiques, sur nos quatre pages quotidiennes. Ça c’était donc le minimum pour la partie imprimée. Après, nous n’avons pas vraiment eu de temps de réflexion sur cette période car, et c’est aussi un peu de notre faute, nous n’avons jamais eu le temps depuis 2015 de prendre un peu de distance. Nous sommes toujours en tension et, lorsque l’on s’est installé enfin dans une chaîne un peu efficace, avec suffisamment de pigistes pour voir les choses et nous alimenter en propositions, on s’est immédiatement remis en tension avec ce projet de newsletter, qui s’est élaboré et lancé en très peu de temps, environ trois mois. Et du coup, écrire une newsletter prête pour 19 heures quotidiennement, avec des choix et des questions, ne nous a pas trop permis de nous poser et de nous demander ce que pourrait être la suite. Il y a sans doute, depuis cinq ans, une sorte de méthodologie de la tension et un temps, celui de la réflexion, que l’on a un peu perdu, et qu’on souhaiterait peut-être retrouver en l’absence des gros festivals de cette période. A part faire les choses très vite, c’est-à-dire foutre en l’air tout le plan culture ou redistribuer les trucs, on devrait peut-être se pencher sur un certain nombre de choses que l’on ne regardait pas assez. On le faisait un peu, mais on se disait qu’il faudrait sans doute un peu plus regarder Mubi, ou le site de Winding Refn, ou la Cinetek. Essayer aussi de comprendre comment se passe les contractualisations pour vendre les films aux différentes plateformes. Tout cela représente d’énormes chantiers, et c’est vrai que nous l’avons davantage exploré durant le confinement. Et comme il faut en plus gérer le problème d’une crise de la culture matérielle, physique, ce n’est pas simple. C’est la problématique d’un journal généraliste où, à côté de nos recommandations esthétiques, existe aussi tout un aspect économique, et le soutien à un secteur très fragilisé.

Nous avions essayé d’être un peu prospectif en contactant des artistes, programmateurs ou directeurs de musée, en leur demandant comment ils voyaient l’avenir avec tout ce que pouvait impliquer une crise sanitaire de cet ordre, donc en effet de réfléchir à des niveaux d’échelle différenciés, d’être plus sur le local, ou au niveau européen, et moins international. On couvre quand même des événements énormes, des biennales d’art contemporain ou le Festival de Cannes, qui sont très énergivores, voire délirants dans ce que cela suppose comme mobilisation de troupes. Là où j’en suis, dans le déconfinement, je ne sais encore rien mais, si cela devait continuer, nous serions effectivement bien embêtés. On devrait accompagner cette crise, vivre avec peut-être moins de spectacles, moins de choses à voir, peut-être plus d’articles sur les difficultés financières ou économiques, être davantage dans une approche différente, plus sociale de la culture, alors que nous étions un journal qui produisait, pour employer un gros mot, de la pensée critique.

Peut-être devrions-nous alors muscler ce secteur économico social ? Pour l’instant, nous essayons d’avoir les deux approches, mais il est vrai que le curseur semble bouger. Je me suis déjà dit qu’on était un peu aux fraises, à regarder des films sur internet, des séries, à chercher des musées visitables de notre salon, alors que pendant ce temps le secteur s’effondre ! Comment est-ce qu’on l’appréhende, qu’on l’accompagne ou même qu’on aide à penser la suite ?

À Libération, la culture joue par ailleurs un rôle très important dans le modèle éditorial, mais également économique, car la publicité culture est plutôt importante. Les numéros nécros des artistes, par exemple, marquent un peu les esprits et se vendent bien. Le numéro du week-end, qui est très culture, est une des grosses ventes de la semaine, en print comme en téléchargement. Je ne me sens pas non plus totalement protégé, mais un Libé moins culture, pour l’instant, je ne le vois pas. Il faut néanmoins que l’on sorte de cette idée qu’avec une crise qui causerait peut-être une forme de déflation, alors qu’on était auparavant dans l’inflation, il faudrait forcément que l’on essaie de combler à toute force en allant chercher du côté des sites, de l’internet, de cet univers en expansion. On devrait peut-être prendre un peu de recul pour avoir les outils, les moyens, de raconter cette mutation, de voir tout ce qui est abandonné derrière, cassé ou perdu. Je me méfie de cette sorte de ruée vers l’or actuelle. Nous restons quand même attachés à l’idée que l’expérience artistique ne peut être uniquement focalisée sur l’écran. À un moment donné, Libé avait lancé un supplément nommé Ecran, qui a vécu un certain moment, mais quand on a voulu repenser une offre éditoriale considérant un peu les séries ou jeux vidéo, on a appelé ça Images, parce que nous voulions que cela couvre aussi un champ permettant d’aller voir une expo photo à Arles, par exemple, pas uniquement basé sur ce prisme, très en vogue à un moment, voulant que tout passe par l’écran. Je peste tous les ans contre Cannes, car ça me stresse, mais je trouve que cela reste une très mauvaise nouvelle que Cannes n’ait pas lieu, de même que Arles ou Avignon. Je ne veux pas sembler hostile au web, mais cela reste un monde guère tourné vers la chose publique. Lorsque nous faisons des recommandations sur des films en plateforme, on ajoute « disponible », sur Netflix ou Amazon. On est donc quand même obligé de rentrer dans un écosystème, dont nous ne sommes pas captifs, évidemment, mais qui reste très éloigné de la démarche d’aller voir une pièce à Nanterre ou un film aux Halles le lendemain. Dans la réflexion, j’y verrais quand même une sorte de grignotage de l’espace public, au profit d’espaces privatisés. »

Photo rédacteurs Lettre (2) 

Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman