Pour que la fête continue

Par Charles Tesson

La 59ème édition de la Semaine de la Critique, avant même que le travail de visionnage des films ne commence et que l’on sache la couleur de la sélection et la manière dont elle serait reçue, promettait d’être historique, grâce à l’inauguration de la salle Miramar entièrement rénovée, avec un nouvel habillage, des sièges neufs, un nouvel équipement de projection et une jauge portée à 420 places. La réalité de la crise sanitaire en a décidé autrement. 
Tout a commencé selon le planning habituel, même si, lors du festival de Berlin, avec la nouvelle de la propagation de l’épidémie de coronavirus en Corée du Sud, les premiers signes d’inquiétude se sont fait sentir. Et les premières conséquences concrètes, pour la Semaine de la Critique, avec l’annulation du visionnage des films coréens à la Kofic à Busan, du 24 au 29 février. Les autres déplacements prévus pour le comité de sélection ont subi le même sort, à l’exception de ceux à Montréal et à Londres, et ont été remplacés par des liens Vimeo. 
Les comités de sélection se sont mis au travail jusqu’à ce que le confinement, à partir du 17 mars, mette fin aux projections en salles pour les longs métrages et nous prive du plaisir d’échanger à chaud, après avoir vu un film, avant de passer au suivant. Par la suite, tout a été vu en lien Vimeo, tandis que les films courts ont été visionnés sur la base de la Semaine de la Critique. L’épidémie n’a pas eu de conséquence sur le nombre de films soumis, proposés selon le calendrier prévu, alors que des doutes planaient pourtant sur la tenue du festival de Cannes. Nous avons reçu un nombre identique de longs métrages. En revanche le nombre de films courts a explosé, passant de 1618 l’an passé à 2081 cette année. Ce qui n’a pas empêché que tout soit vu début avril. Malgré un confinement plus ou moins difficile à vivre, une angoissante réalité quotidienne via les journaux télévisés (le nombre des morts, les images des hôpitaux débordés, les services de réanimation), les membres du comité de sélection ont tenu bon et leur engagement passionné à voir des films et à en parler, au fil de réunions en visioconférence, a permis de bien avancer, de faire des choix, de retenir des films, d’en écarter d’autres. Mais quelle étrange situation ! Les films nous invitent dans leur monde, leur univers, mais impossible de faire abstraction d’une réalité angoissante. Soit le grand écart entre là où les films nous emmènent et là où la réalité nous ramène. Bref, nous étions à la fois des cosmonautes (l’invitation au voyage, l’attrait de l’ailleurs, l’apesanteur) et des scaphandriers, collés au sol, aimantés par une réalité pesante et éprouvante.
Le mercredi 4 mars, Thierry Frémaux, en compagnie de Christian Jeune, a convié dans ses locaux les responsables respectifs de la Semaine de la Critique et de la Quinzaine des réalisateurs (Paolo Moretti). Parmi les sujets abordés, la crise sanitaire. Avec un message clair de l’Officielle  : finaliser les sélections, qui devaient être annoncées aux dates prévues, à savoir le jeudi 16 avril pour l’Officielle, et les jours suivants pour la Semaine et la Quinzaine. Quant à la tenue ou non du festival du 12 au 23 mai, elle serait décidée à ce moment-là. On peut comprendre l’enjeu (garder les films pour Cannes, tout faire pour qu’ils n’aillent pas ailleurs) quoique le principe de réalité soit plus complexe  : comment inviter un film et voir cette invitation confirmée sans garantie de la tenue du festival  ? Si finaliser une sélection est toujours possible, en revanche prendre aussi tard, mi-avril, la décision de la tenue du festival n’était, économiquement parlant, pas tenable pour nous. Car cela impliquait que les (lourds) frais engagés pour la tenue d’une édition, avec le risque d’une annulation à l’arrivée, soient perdus et non remboursables  ; risque que nous ne pouvions pas encourir sauf à mettre gravement en danger notre structure. Car si le festival de Cannes dispose de fonds lui permettant d’assurer l’entièreté d’une édition, voire plus, la Semaine de la Critique termine chaque édition en visant l’équilibre. 
Ce scénario d’une annonce de la sélection au 16 avril avec la décision prise à ce moment pour savoir si Cannes aurait lieu ou non a tenu quelques temps, jusqu’au 18 mars (« l’évaluation de la situation aura lieu mi-avril, au moment de la réunion du Conseil d’Administration » nous confirmait à nouveau un courriel du 12 mars) mais pas autant que prévu initialement. Un communiqué au 19 mars a ainsi annoncé l’annulation du festival et un report fin juin, sur deux créneaux possibles : du 23 juin au 4 juillet, ou du 30 juin au 11 juillet, avec une préférence pour le premier. La Semaine s’est engagée sur ce report, avec le CNC qui, pour s’assurer de sa faisabilité économique nous a demandé de leur transmettre le détail du surcoût de cette opération, information qui leur a été transmise. Reste que c’était une opération coûteuse (mobiliser les équipes) et qu’il fallait s’assurer de l’accord et de la disponibilité de nos partenaires  : la plage Nespresso, à disposition de la Semaine pendant le festival, ne peut pas se décider ni se construire à un autre moment en un coup de baguette magique. L’intervention du président de la République, le lundi 13 avril, a mis fin à la possibilité de ce report. Le 16 avril, l’Officielle a alors publié un communiqué, restant volontairement dans le vague  : « Il apparaît désormais difficile de penser que le Festival de Cannes puisse être organisé cette année sous sa forme initiale. (…) Nous espérons être en mesure de communiquer rapidement sur les formes que pourrait prendre ce Cannes 2020. » Après avoir annoncé un report, finalement annulé, difficile d’en annoncer un autre en courant le même risque. Ce qui, on le sait rétrospectivement, aurait été le cas. Dans les faits, à partir de ce moment, deux scénarios étaient envisagés  : un Cannes à Venise, qui n’aurait concerné que l’Officielle et pas les sections parallèles, et de l’autre, un possible report de Cannes fin août, en cas d’annulation du festival de Venise. Ce possible report a conduit les sections parallèles à prendre ensemble, d’un commun accord, une décision. S’est imposé pour nous, de manière évidente, qu’il était impossible, pour des raisons économiques, de s’engager sur un nouveau report, encore plus coûteux, pour une édition dont on savait alors qu’elle ne pourrait pas se dérouler dans des conditions normales, sans la présence significative des professionnels étrangers, de la presse et de l’industrie. D’autre part, dans un contexte où le CNC, avec la fermeture des salles, se voyait privé de recettes conséquentes et devrait sans doute avoir à faire des arbitrages, il aurait été irresponsable, voire suicidaire, de miser sur une telle édition, en fragilisant gravement la structure à court et moyen terme. 
La décision d’annuler l’édition physique de la Semaine à Cannes, même si nous n’avions pas d’autre choix, a été douloureuse à prendre  : envers les films soumis, envers les comités de sélection et le travail des équipes, envers les partenaires fidèles qui nous soutiennent depuis plusieurs années, envers le Syndicat de la Critique et son président, Philippe Rouyer, qui a parfaitement compris la situation, sans oublier tous ceux et celles qui désiraient fortement que le festival puisse avoir lieu. Cette annulation a été annoncée le 15 avril par un communiqué de presse commun des sections parallèles, laissant néanmoins une porte de sortie, puisqu’il y était question « d’étudier la meilleure façon de continuer à soutenir les films soumis ». Dans un contexte difficile et incertain, le soutien de nos partenaires attachés à notre projet, qui nous ont assuré de leur présence dans les conditions habituelles pour notre 60ème édition en 2021, nous a permis pour la présente édition d’avancer au mieux, à l’écoute du besoin des films et avec la forte envie de partager ces découvertes, en attendant de retrouver ces précieux liens de confiance avec nos partenaires qui permettront à la Semaine de déployer à nouveau ce sur quoi elle a toujours désiré s’engager  : découvrir des films, révéler de nouveaux cinéastes, les accueillir et les accompagner. 
À partir de là, et après avoir terminé les visionnages des longs métrages, le lundi 20 avril, nous avons entamé une longue discussion avec les professionnels (producteurs, vendeurs, distributeurs) au sujet des films qui ont retenu notre attention. L’idée, au départ de ce programme de soutien et d’accompagnement, afin de leur venir en aide, est d’être à l’écoute de leurs besoins, de leurs doutes aussi, en raison du climat d’incertitude quant à la tenue dans des conditions normales des festivals à venir, et à la reprise ou non des tournages (à quel moment ? dans quelles conditions ?), qui aura des conséquences déterminantes sur la prochaine édition de Cannes, avec d’un côté les films soumis en 2020 qui vont retenter leur chance et ceux, tournés entretemps, qui seront prêts pour 2021. Au fil des discussions, il est apparu que ce sont les films français ayant un distributeur, désireux de sortir en salles sans attendre la prochaine édition de Cannes, qui se sont montrés intéressés par le label. Ce qui coïncidait parfaitement, face à l’interruption de la chaîne du cinéma (les tournages, l’exploitation en salles, la distribution), avec notre envie de soutenir des films qui ont besoin d’un accompagnement éditorial pour mieux exister dans les salles dans un contexte de reprise qui s’annonce difficile, en particulier pour les indépendants fragilisés par la crise, afin de redonner à la distribution et à l’exploitation sa richesse et sa diversité. 
En outre, la Carte Blanche offerte à la Semaine de la Critique par le festival d’Angoulême a permis de concrétiser cela. Grâce également au soutien de la Fondation Gan pour le cinéma, dont la directrice, Dominique Hoff (qu’elle soit ici remerciée), nous a suivi sur cette opération Semaine de la Critique Hors les murs et va décerner, comme chaque année, son prix à la diffusion au distributeur de l’un des films labellisés. Alors qu’au début des discussions, fin avril, aucun distributeur d’un premier ou d’un deuxième film n’envisageait une sortie avant le 1er trimestre 2021, au moment de la finalisation des discussions en vue du label, plusieurs distributeurs se positionnent désormais sur le dernier trimestre de cette année.
Pour les films étrangers, dont la plupart de ceux qui ont retenu notre attention avaient juste un producteur, pas encore de vendeur et une post-production non terminée, ils ont préféré attendre pour se donner les moyens de voir comment la situation allait évoluer, côté tournages et festivals. Pour la prochaine édition, en 2021, le travail de sélection risque de commencer plus tôt, dès novembre-décembre, car les films short-listés pour 2020 et non labellisés, possiblement considérés par les festivals en amont de Cannes (Sundance, Rotterdam, Berlin) risquent de venir vers nous en nous demandant de prendre une décision. Car le label, dans notre esprit, doit permettre au film de vivre sa vie et de s’épanouir au mieux, avec pour seule contrainte que le film ayant le label Cannes 2020 ne pourra pas se représenter l’année prochaine. 
Alors que le Festival de Cannes, le 3 juin, a annoncé une sélection de films labellisés avec un nombre identique aux années précédentes, en précisant quelques cases (comédie, documentaire, animation) et en laissant le soin à chacun d’imaginer la programmation (les films Un Certain Regard, Séance de minuit, etc), la Semaine s’est démarquée en annonçant cinq longs métrages labellisés, afin de mieux les identifier et de les valoriser d’une manière singulière. D’autant que l’accompagnement éditorialisé des films labellisés, lors de la sortie, va exiger une forte implication au moment où la préparation de la prochaine édition (et pas n’importe laquelle  : la 60ème !) va exiger des efforts supplémentaires. Côté courts métrages, le nombre de dix films retenus, conforme au chiffre des films en compétition, vise, via ces films, à choisir des cinéastes qui pourront bénéficier du prochain atelier Next Step qui se déroulera en décembre. 
Ces longs mois, de février à début juin, à voir des films, finaliser les labels, pendant le confinement et un déconfinement aux allures de confinement prolongé, ont été éprouvantes physiquement, mentalement, nerveusement, mais il y a eu au bout une satisfaction  : quelque chose (les labels) en est sorti et va vivre de belle manière, les films short-listés ne seront ni abandonnés ni perdus. A la clé il y a aussi, à travers les films soutenus, dont quatre premiers films, l’envie de redonner au public du cinéma le goût de la découverte et l’envie de reprendre au plus vite le chemin des salles. L’absence de Cannes à Cannes a permis, plus que jamais, de prendre conscience de son importance. Le bonheur d’accueillir les équipes et de les voir partager leur film pour la première fois avec un public. Le fait que, à Cannes, toutes les planètes du monde du cinéma (la presse internationale, les directeurs et programmateurs de festivals, les acheteurs) sont alignées sur le même objectif et font soudain que, sur un film, à l’instant T, celui de sa projection, quelque chose de magique et de merveilleux se passe et se construit durablement, pendant plus d’une année (sortie des films dans les pays respectifs, circulation en festivals). Avec le label, cette concentration à la puissance explosive verra sa temporalité éclatée, cloisonnée, avec un temps pour le marché et les professionnels, un temps pour les festivals (la presse internationale, mais pas toute), etc. Si Cannes doit repenser son modèle (la charte « green festival », déjà sur la table, avant que le Covid-19 ne fasse son apparition), il doit rester en vie, dans sa dimension humaine et festive, à la mesure des inévitables passions que le cinéma ne manquera jamais de susciter. Car les débordements d’enthousiasme rendent la vie plus belle et mémorable, à commencer par celle des films.  

Charles Tesson

Charles Tesson 
Délégué général de la Semaine de la Critique