Jury virtuel : premiers pas ou premier gouffre ?

Entretien avec Damien Leblanc

Comme de nombreux festivals pris de court par l'irruption du Covid-19, Cinélatino a du annuler son édition 2020, sans toutefois renoncer totalement à exister, en proposant à ses jurys de devenir virtuels. Parmi eux, celui du SFCC, dont faisait partie Damien Leblanc. Retour sur une expérience inédite : à distance mais in vivo.

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Comment le jury est-il passé d'un mode physique à virtuel ? 

Le vendredi 13 mars, après l'annonce du gouvernement d'interdire les rassemblements de plus de cent personnes, le festival nous appelle en disant qu'il n'y aura pas cette année d'invités ni de jurys mais que l'édition physique est quand même maintenue. La semaine suivante, nouvel appel pour annoncer que le festival est finalement annulé. Puis celle d'après pour proposer que les jurys soient virtuels.

A-t-il été facile d'accepter ?

Très clairement au départ, je n'étais pas des plus chauds pour ça. Mais la discussion avec les deux autres jurés, Gaël Martin et Juliette Goffrat. a pris un autre tour, quand Gaël  nous a fait comprendre que quelque chose était en train de se passer et que cela pourrait peut-être bien durer, remettre beaucoup de choses en question, jusqu'à l'existence même des festivals, et qu'il valait mieux ne pas attendre, et les soutenir dès maintenant. Ce qui était le bon sens même.

Concrètement, comment cela s'est passé ?

Les films nous ont été envoyés en lien très en amont, avec l'échéance d'une date donnée pour la délibération. Le fonctionnement était donc très différent de celui d'un festival physique, qui concentre sur un temps donné, assez resserré, la vision des films. La vraie différence a surtout été sur ce point : le manque de débats, de discussion autour d'un café après chaque film a évidemment manqué, mais le plus compliqué a été de se discipliner. Alors que le temps entre la réception des films et la délibération était bien plus étendu que la durée du festival, j'ai fait le choix de voir les films sur une période resserrée de quelques jours, pour essayer d'être dans le même rythme qu'une édition physique.

Est-ce le même exercice qu'être jury dans une édition physique, notamment en terme de concentration sur les films que l'on voit ?

Évidemment, ce n'est pas la même chose. D'autant plus quand, en plus du parasitage de la vie ordinaire, les premiers jours du confinement poussaient à suivre d'encore plus près la moindre information sur la pandémie, donc avec la tentation, même inconsciente de mettre la tâche du jury au second plan. Ou quand la qualité des liens était aléatoire et en tous les cas naturellement moins aboutie techniquement que celle d'une projection en salles, avec des aléas technique (certains films sont arrivés d'abord uniquement avec des sous-titres anglais, puis renvoyés avec les français). Pour autant, passer par des liens a pu renforcer le travail : le fait de pouvoir faire pause quand l'attention était détournée par l'extérieur comme de pouvoir revoir telle ou telle scène quand une intention m'intriguait ou m'échappait a finalement plus été un avantage qu'un frein.

Au-delà de la présence physique des autres jurés, qu'est-ce que cela change vraiment ?

Le véritable paradoxe a été d'être d'un côté seul face aux films, mais curieusement de se sentir plus en contact avec l'équipe du festival (Isabelle Buron l'attachée de presse nous contactait très régulièrement) ou le bureau du SFCC, là où dans les conditions usuelles – j'ai été juré SFCC dans d'autres festivals- c'était moins présent.
A l'inverse, la délibération, qui s'est faite en Zoom, a élagué le processus classique : là où en « physique » on aurait évoqué tous les films, nous nous sommes très rapidement, mais presque naturellement, focalisés sur trois films, à partir desquels on a débattu.

Un festival, c'est une réunion physique, mais aussi l'ambiance des lieux et de la ville où il se déroule. Est-ce qu'à l'arrivée ces absences ont joué ou non sur votre perception des films ?

Le ressenti n'aurait sans doute pas été le même si les projections avaient été publiques et si nous avions été dans le cadre de Toulouse et le tempo d'un festival, mais le seul moment où cette impression a été très concrète, a été celui de la délibération : l'organisation nous a proposé de la faire, comme c'est l'habitude avec les jurys SFCC, en public mais par visio-conférence. Et là, on s'est dit que justement ce ne serait pas comme d'habitude, que le manque d'interaction directe avec les spectateurs pèserait trop. A l'inverse, nous avons enregistré un message, mis en ligne sur le site du festival, pour expliquer nos choix, mais surtout pour que cela conserve un déroulé ordinaire, incarne un minimum le palmarès.

Question subsidiaire : depuis cette expérience, le virtuel/online s'est aussi immiscé dans la pratique de la critique, avec l'annonce d'une projection de presse online ou la multiplication des interviews à distance. Quel impact pensez-vous que cela aura sur ce métier ?

J'ai reçu ce mail invitant à une projection online. Je ne sais pas vraiment quoi en penser si ce n'est espérer que tout ceci n'est qu'une phase passagère, que tout reviendra à la normale. Mais si ce n'est pas le cas, il faudra sans doute malheureusement s'adapter à ce qui pourrait devenir la norme. Cela dit, alors que l'expérience de jury virtuel a été, dans un premier temps, déstabilisante, avec le recul le plus troublant est de se dire que ses conditions ont été plus plaisantes, par la mise en relief, inattendue d'un contact humain, même relatif, là où, si le online et le virtuel deviennent l'ordinaire de la critique, l'individualisme et une certaine solitude vont s'accentuer. L'autre dimension sidérante de ce jury virtuel a été de voir à quelle vitesse les choses se sont mises en place, quasiment d'une semaine sur l'autre. Ce qui n'est pas très bon signe sur la manière dont la situation plus globale va évoluer.
Je commence même à me dire que si on en venait là, beaucoup de critiques finiront par abandonner ce métier, que ce soit de manière forcée ou par manque d'envie de continuer dans ces conditions.

Alex Masson

Propos recueillis par Alex Masson