Le grand décalage

Entretien avec Pascal Le Duff

Pascal, peux-tu nous expliquer ce que tu faisais avant le début du confinement ?

Je suis responsable de la page cinéma du mercredi dans Le Télégramme depuis janvier 2015. Je rédige trois critiques par semaine ainsi que quelques brèves sur l'actualité des films ou des mini compte-rendus de festivals. Je fais parfois aussi quelques interviews, mais c'est plutôt rare.

Quand as-tu compris que notre profession allait être durement impactée par la situation sanitaire ?

Je ne vais pas prétendre avoir anticipé le confinement complet et la fermeture des salles. Loin de là. J’ai cru jusqu’à la dernière minute que notre travail n’allait pas s’arrêter d’un coup, rassuré par les distributeurs maintenant les sorties ou ne les décalant que très légèrement. Cela m’est vraiment tombé dessus comme ça, d’un coup. La prise de conscience est née lors de l’annonce de la fermeture des cinémas le samedi 14 à minuit.

Jusque-là, on parlait de jauges de plus en plus réduites des salles de cinéma, et on se leurrait certainement car on n’avait pas envie de penser au fait de ne plus avoir de travail très vite, alors que c’était en réalité inéluctable. Le vendredi 13, j'assistais à ma dernière projo à 13h, Les Parfums, au Club Marbeuf. 

Comment as-tu été personnellement touché ?

Je ferais remonter l’impact de la crise à avant la fermeture des salles et la perspective du confinement. Depuis l’annonce début mars du report de la sortie du dernier James Bond, qui a ouvert le bal des décalages et annulations, je jonglais déjà pour construire ma page cinéma. Quand un film disparaissait de l’agenda des sorties, je vérifiais fébrilement si j’en avais vu un autre sortant à la même date, ou alors je cherchais un lien auprès des attachés de presse qui, je pense, ont rarement été autant sollicités que durant cette période. Cela impliquait donc une surcharge de travail dans un emploi du temps déjà bien rempli, pour découvrir des films dont la date de sortie devenait finalement caduque.

1317655Comment as-tu réagi ?

Malgré les annonces des reports de Sans un bruit 2 quelques heures après la projection du mercredi 11 ou de Mulan après celle du jeudi 12, puis enfin de Petit Pays en fin d’après-midi le vendredi 13 (les films sont « tombés » les uns après les autres en quelques jours), j’avais réussi à préserver ma page du 18 mars avec trois critiques arrachées de haute lutte, remerciant intérieurement les distributeurs qui avaient maintenu leurs sorties.

Le week-end a changé la donne, évidemment. Plus de sorties le 18, encore moins le 25. Et là, soudain, il était évident que ça allait durer un moment. Mis devant le fait accompli, on ne peut plus se mentir. Le lundi 16, j’ai proposé assez vite une formule différente pour la page cinéma du Télégramme. À la place des chroniques sur les sorties salles et les brèves sur les tournages, j'ai proposé de traiter les films disponibles en VOD, sur Netflix, en e-cinema et les festivals en ligne. En résumé les propositions de cinéma accessibles chez soi, en accès peu coûteux voire gratuit, histoire d'aider les lecteurs à s'y retrouver dans les diverses offres proposées en urgence. Finalement, pour des raisons éditoriales, la décision a été prise de suspendre la page jusqu'à la réouverture des salles.

 Quelles ont été les conséquences pour toi ?

J'ai eu une période un peu angoissante dans les semaines qui ont suivi, à propos de mes rentrées d'argent. J'ai pu maintenir la publication de quelques brèves ciné et proposer des textes hors cinéma. D'autres journaux plus confidentiels auxquels je collabore ont accepté ma page cinéma modifiée. J'ai pu ainsi suivre l'actualité des sorties sur les diverses plateformes. Finalement, mes revenus ont mécaniquement baissé, mais j'ai pu minimiser mes pertes. Ma situation n'a pas été trop dramatique les deux premiers mois, en tout cas pas plus que d'habitude, mais mai et juin seront plus difficiles. Je ne suis hélas a priori pas éligible aux aides liées au chômage partiel, mais j'ai encore quelques démarches à faire pour y voir plus clair.

Et maintenant, comment envisages-tu la reprise ? 

Jusqu'au jeudi 28 mai, c'était très mystérieux. La réouverture des salles a finalement été autorisée dès le 22 juin, plus tôt que ce à quoi on s'attendait tous. L'agenda des sorties se planifie en catastrophe, avec la petite marge nécessaire pour se réorganiser. Au moins pour les exploitants et pour les hebdomadaires, les quotidiens ou les sites internet. Comment va s'organiser ce nouveau calendrier ? Entre le retour en salles de films sortis en mars, l’arrivée de ceux qui étaient déjà programmés dans les semaines et les mois suivants et de ceux dont les distributeurs attendaient leur sélection éventuelle à Cannes pour les caler, ça va être difficile à réguler.

Personnellement, je m'interroge. Les spectateurs auront-ils le désir de retrouver le chemin des salles comme ils l'ont eu très vite pour les espaces extérieurs tels que les quais, les forêts, les plages ? Le désir de culture est prégnant, mais le cinéma reste un lieu clos, potentiellement moins rassurant. Cela dépendra des conditions d'accès et de la présence ou non de films porteurs. Sans oublier les vacances pour ceux qui partent. 

Je m'interroge aussi sur le label Cannes et comment il va potentiellement booster le box-office. Il sera difficile de sortir les films qui en bénéficieront avant fin septembre, tout au moins dans de bonnes conditions, avec la visibilité indispensable au bouche-à-oreille. Comment seront-ils montrés aux critiques et quand ? L'été va forcément compliquer la donne. Allons-nous les voir via des liens ? Dans des salles de projection privées, sachant que certaines (Marbeuf, Lincoln, etc.) ont des capacités d'accueil trop limitées pour rouvrir facilement avec les distances requises ? Je me pose des questions aussi sur nos « devoirs » de passeur, surtout le soutien des films qui auront besoin des relais critiques. Lesquels privilégier ?

Enfin, en ce qui nous concerne directement ici, j'espère que les pages cinéma ou culture dans la presse généraliste et les magazines de cinéma vont revenir aisément après parfois plusieurs mois d'absence. De mon côté, je viens tout juste d'avoir la confirmation que ma page revient dès le 17 juin. Ce qui est réconfortant pour mon porte-monnaie un peu vide !

Marie-Pauline

Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret