Cinemateaser : en ligne droite

Entretien avec Emmanuelle Spadacenta et Aurélien Allin

En huit ans d'existence, Cinémateaser s'est fait une place dans les revues de cinéma, par des choix affirmés, revendiquant un droit de cité au cinéma mainstream actuel au travers d'interviews denses ou de dossiers analytiques. Un credo tenant quasiment d'un sens éthique pour le tandem aux commandes, Emmanuelle Spadacenta et Aurélien Allin.

Pourquoi vous être lancés dans la création d'une revue de cinéma de presse papier, à une période où celle-ci était déjà sur le déclin ?

Emma Spadacenta : Au départ, il y a eu le site internet Cinemateaser. Mais à la longue, on s'est aperçu que les clics se concentraient surtout sur des informations basiques (un nouveau trailer, une annonce de projet) là où nous essayions aussi de proposer des textes d'analyse ou des critiques. Ou que la course au contenu des sites cinéma faisait qu'il se retrouvait partout, avant d'être repris sur Facebook. Pourquoi du coup, les gens seraient venus sur notre site pour quelque chose qui était disponible ailleurs ? En deux, trois ans, on en a vite fait le tour. Sans compter l'indispensable actualisation permanente, qui nous a beaucoup fatigués. Passer au papier, nous a permis d’avoir un cadre et un autre rythme, en passant d'une matière « chaude » à une « froide » ou en pouvant se permettre des articles de fond, du « long read ».

Pourtant, au moment où vous lancez cette version papier, la tendance dans la presse cinéma, voire dans la presse en général, était plutôt à des textes plus courts, là où Internet était plus propice aux formats que vous souhaitiez...

Aurélien Allin : Oui, mais ce n'était pas ces textes là qui faisaient du clic, bien plus des brèves ou de la news. L'éditorialisation n'était pas récompensée : je me souviens avoir rédigé, à l'époque de Flight of the conchords, un dossier fouillé sur la carrière de Brett McKenzie qui avait eu pour résultat une dizaine de clics... J'avais l'impression que la culture cinéma qui m’intéressait ne trouvait pas sa place sur le Net.

La création de Cinémateaser a suivi d'assez près la fin de parution de Score et Climax, des magazines auxquels vous avez collaboré Emma. Ces deux titres avaient amorcé une ligne neuve dans la presse cinéma française en se consacrant majoritairement aux blockbusters : voyez-vous Cinémateaser comme leur prolongement ?

E.S : Pas vraiment. Même sans Score et Climax, une des envies à l'origine de Cinémateaser était d'aller à l'encontre du traitement usuel des blockbusters, d'affirmer que ce n'est pas parce que ce sont des produits hollywoodiens, des films très peu dans l'affect, qu'ils n'ont rien à dire. Le premier film que nous avons mis en couverture a été Thor, en partie parce que c'était un blockbuster signé par Kenneth Branagh. Évidemment, à l'époque on n'était pas encore dans leur invasion, il y avait quelque chose d'un peu précieux à l'afficher. Pour autant, ça a été vite une gageure quand on s'est aperçu qu'il était difficile d'avoir accès à ces films ou à leurs équipes. Et ça ne s'est pas arrangé, puisqu'ils sont montrés de plus en plus tardivement, ou bien avec des embargos pas toujours compatibles avec nos délais de fabrication. Sans compter la politique des junkets, souvent médiocres en retour rédactionnel. Pendant un moment, nous nous sommes dit que faire ce journal dans ces conditions allait être impossible avant de reprendre la ligne du site où l'on défendait certes les blockbusters mais quantité d'autres types de films, simplement parce qu'ils nous intéressent. D'où nos couvertures que nous avons rapidement ouvertes à des films ou des cinéastes qui n'ont pas la force de frappe des blockbusters.

A.A : Dès la première année, on en a fait une sur Drive. Les retours positifs des lecteurs ont été immédiats...

Le blockbuster est pourtant devenu une culture dominante qui a forcément un impact médiatique. Serait-il possible pour vous aujourd'hui de vous en passer ?

E.S : Mais on n'en a pas envie (rires) ! Dans 90% des cas, il y a des angles, des sujets, un réalisateur, un acteur, une actrice, un chef op', à aborder à travers ces films. Que les choses soient très claires : personne ne nous force à parler des blockbusters. Si on devait prendre la décision radicale de ne plus les traiter, ce serait uniquement en réaction vis-à-vis d’un système qui rend difficile ce travail par manque d'accès.

Cela irait à l'encontre d'un credo actuel de la presse cinéma qui pense qu’elle ne peut pas se priver des « gros » films, parce qu'ils s'adressent aux masses, donc à des lecteurs potentiels...

A.A : Ce n'est plus complètement vrai. Quand quatre ou cinq revues de cinéma ont le même film en une, je ne suis pas sûr que ça incite les lecteurs à les acheter. C'est plutôt le signe d'une offre faible par manque de choix. Afficher un blockbuster parce que c'est la grosse sortie du mois n'a pas grand sens. Quand nous en mettons un en couverture, c'est par envie, pas par nécessité. Ensuite, il y a des cas particuliers : difficile de ne pas aborder Le Réveil de la force, pas tant pour son côté événementiel que parce que quand J.J. Abrams s'attelle à Star Wars il y amène sa propre approche, sa culture. Mais nous avons fait le choix d'une couverture différente, sans passer par les visuels du films en demandant à un designer graphique d'en créer une. Quelque part c'est une forme de militantisme. On estime que c'est une bonne chose de mettre parfois en couverture des films qui ne le seront pas du tout ailleurs. Le faire avec Loving ou A beautiful day, c'est une déclaration d'intention. Même en étant parfaitement conscient qu'avoir en Une un film de Lynne Ramsay n'est pas commercialement des plus sûr (rires).

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Cinémateaser a effectivement la particularité d'une identité affichée sur ses couvertures. Contrairement à certaines quasi-règles de la presse écrite, dont celle qui voudrait que les minorités ne font pas vendre, pas plus qu'un acteur inconnu du grand public ou une couverture graphique, vous les affichez assez régulièrement en Une...

E.S : Il est choquant que les groupes de presse continuent à considérer que des artistes noirs, arabes et asiatiques en couverture ne font pas vendre. D'autant plus quand la presse cinéma est désormais une presse de niche. À partir de là, où est le risque ? Nous sommes très contents d'avoir mis Steven Yeun en Une, parce qu'il est aberrant qu'il n'ait pas été plus visible pour la sortie de Burning. Et, même au-delà de ça, c'était une évidence : ce film était notre coup de cœur du mois d'août, alors pourquoi se priver de l'affirmer ?

Vous parlez de presse de niche, mais certains titres de la presse cinéma appartiennent encore à des groupes industriels. Ce n'est pas votre cas. Que signifie pour vous, faire de la presse indépendante ?

E.S : Pragmatiquement, cela veut dire que la fabrication et nos salaires dépendent entièrement des ventes au numéro et de la publicité. Mais nous travaillons avec une régie qui démarche des annonceurs en fonction de notre sommaire et pas l'inverse. Ce qui reste parfois déstabilisant pour certains distributeurs : même si économiquement on peut dépendre d'eux, personne n'a de prise sur nous ou notre contenu. 

A.A : Il arrive qu'ils nous approchent en nous proposant de traiter certains films, mais il n'y a pas d'affaire de gros sous : si les films en question nous intéressent, c'est oui. Si ce n'est pas le cas, c'est non. Et ça marche dans l'autre sens : il y a des films que l'on voulait mettre en avant et là ce sont les distributeurs qui nous ont dit non.

Vous vous retrouvez malgré tout régulièrement en concurrence avec la presse de groupe sur certains films... Comment la vivez-vous ?

A.A : Chaque magazine a sa manière de faire. Première a fait sa Une sur Joker ce mois-ci, si le mois prochain Mad Movies le fait, je suis convaincu qu'elle n'aura rien à voir. L'important est de savoir qui on est, ce qu'on veut faire et comment on veut le faire. Mais bien sûr, être en concurrence avec plus gros que soi ne facilite pas la chose.

E.S : Il est clair que quand un distributeur nous refuse une Une pour des raisons d'exclusivité, on se demande forcément quelle revue l'a eue et comment elle l'a négociée. À l'inverse, ça nous pousse à renforcer nos sujets ou faire des couvertures différentes.

Cette concurrence s'est-elle intensifiée avec l'émergence d'une pop culture devenue dominante, mais qui pendant des décennies n'avait pas pignon sur rue dans la presse cinéma ?

E.S : Pendant quelques temps on a eu l'impression d’être un peu seuls sur ce terrain-là. Que tout le monde s'y mette nous a poussé à affirmer les choix dont on parle depuis le début de cette interview. La place grandissante de la pop-culture a cependant amené autre chose, en modifiant parfois nos goûts personnels, ce qui par ricochet s'est installé aussi dans Cinemateaser. La concurrence nous a aussi conduit à des approches différentes. Il est devenu nécessaire de renforcer notre identité en se démarquant encore plus.

A.A : Je me souviens d'un moment charnière où Studio Ciné Live a commencé à faire des couvertures sur le Sherlock Holmes de Guy Ritchie ou le Tintin de Spielberg en imposant des exclusivités. J’ai compris alors qu'il fallait que l’on revendique encore plus nos choix comme notre éclectisme. Y compris lorsque cela pouvait paraître incongru...

E.S : Ça tenait autant à nos goûts qu'à une nécessité de contre-propositions. Tant par obligation de se distinguer que pour une pluralité de l'offre d'une presse cinéma, voire culture, qui ne peut pas dépendre que d'un système promotionnel. Ça va d’ailleurs au-delà de la presse : il est impensable que la culture puisse être normée par des choix économiques ou industriels. À tous niveaux, la question de la diversité se pose fortement dans le cinéma. Et si sa presse ne s'empare pas de cette question, il y a vraiment un problème !

L'un des problèmes de la presse cinéma aujourd'hui, c’est sa perte d'influence auprès du lectorat. La réputation de Cinémateaser s’est faite grâce à ses dossiers et ses interviews. Vous avez un cahier critique, mais qui traite une proportion finalement assez faible des sorties de chaque mois. En quoi est-ce encore utile ?

E.S : On se pose souvent la question de l'exercice critique. Surtout depuis que s'est imposé un peu partout les fameuses étoiles qui ont forcément quelque chose de réducteur, mais qui restent une clé, un point d'entrée. Je crois que les gens ont encore un peu besoin des critiques pour être un minimum guidés, informés. Ensuite il y a la question du contenu. Le « J'aime/J'aime pas », qui reste quand même la ligne principale de beaucoup de cahiers critique, n'a lui, plus de sens.

A.A : À Cinemateaser on préfère afficher des choix en ne traitant pas toutes les sorties - ce qui serait de toutes façons impossible, faute de place ou de temps - avec des textes dont le principe n'est pas de noter les films, mais de livrer des éléments de compréhension (en expliquant par exemple, comment ils s'inscrivent dans le travail d'un cinéaste) pour donner envie aux gens d'aller les voir pour se faire leur opinion. Par ailleurs s'il fallait aborder toutes les sorties, ça donnerait un cahier où bon nombre de films seraient traités en 150 ou 200 signes. Ce qui, non seulement ne m’intéresse pas, mais pousse à un abattage qui maltraite les films.

E.S : Cela dit, la sélection de films que l'on fait, est forcément liée à nos envies, nos goûts, et parfois malheureusement nos préjugés. C'est pour cela que l'on fait aussi confiance à nos pigistes ou à certains attachés de presse, qui nous disent de temps en temps que tel ou tel film vers lequel on n’irait pas naturellement pourrait nous plaire. Ceci dans une relation de confiance et pas de copinage ou d'influence.

Dans Cinémateaser vous privilégiez les interviews. En quoi ce format est celui qui vous paraît le plus probant ?

E.S : D'abord parce qu’il y a le plaisir de donner la parole aux réalisateurs, acteurs, producteurs, compositeurs, techniciens. Ensuite parce que c’est ce qui permet qu'il en reste une trace. J'en ai pris conscience en interviewant Kevin McDonald pour son documentaire sur Whitney Houston. Il m'avait parlé de l'énorme difficulté qu'il avait eu à trouver des interviews fouillées d'elle, au prétexte qu'elle était considérée comme décérébrée parce que pop-star. Ça m'a confortée dans l'idée qu’il est important de recueillir la parole de ceux qui font le cinéma aujourd'hui. Avec un “ceux” global, qui intègre des personnes venues de tous horizons. Pourquoi les longues interviews aujourd'hui ne concerneraient que ceux qui ont déjà fait leurs preuves ? Il n'est plus nécéssaire de rappeler que Coppola ou Mc Tiernan sont des génies (ce dont je suis moi-même convaincue) : ouvrons le terrain aux autres. Il est dommage qu'en n'élargissant pas ce champ, la presse cinéma hiérarchise les choses. Si demain un étudiant veut faire une thèse sur, disons, Jennifer Lopez, que l'on va peut-être avoir dans un prochain numéro, ou Jennifer Garner, que l'on a rencontrée récemment, j'aimerais qu'il puisse trouver dans des archives non pas seulement des interviews promo basiques, mais aussi une où elle parle de sa vision du cinéma.

A.A : Je reste traumatisé par mon expérience chez monsieurcinema.com où j'ai travaillé pendant cinq ans. Quand le site a été racheté, son nouveau propriétaire a débranché les serveurs. Tout mon travail, comme celui des rédacteurs qui étaient là depuis des années a été littéralement effacé de la surface de la Terre. Ça a renforcé mon attachement à la presse papier, dont il restera quoi qu'il arrive des traces.

La profusion des sorties s’est plus qu'amplifiée avec l'arrivée des acteurs de la SVOD. Vous avez décidé assez rapidement d'aborder leurs films à la même échelle que les sorties cinéma, tandis que l'industrie part du principe que ce sont des programmes télé, et que la plupart des autres magazines les traitent dans la partie vidéo...

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E.S : Ça a été une position très compliquée à prendre. La question s'est posée avec l'arrivée du e-cinéma. J'ai eu une réunion avec Wild Side et Wild Bunch, qui ont lancé la chose, afin de me décider sur le traitement qu'on lui donnerait. Non seulement on se trouvait devant un modèle prometteur mais avec certains films qui tenaient la route. Le choix a été fait de donner sa chance au e-cinema, mais il a été rapidement galvaudé par d'autres éditeurs qui en ont fait un réservoir de sous-produits. La donne a changé avec l'arrivée des « gros » services de SVOD. À partir de là, le parti pris a été de privilégier les films en soi. Pour nous, quand Amazon met en ligne The Old man & the gun, c'est un événement. Pareil pour Netflix avec Triple frontier. Mais la profusion de leurs sorties, qui mélange films de qualité et productions médiocres, fait que l'on est encore à se prendre la tête et à décider les choses au cas par cas : la place dans Cinémateaser dépend de ce qu'on a envie de soutenir ou pas.

A.A : Quand Okja débarque, la question n'est pas « est-ce qu'on met un film Netflix en Une ? » mais « est-ce qu'on veut mettre en avant le nouveau Bong-Joon Ho ? ». Et la réponse est très clairement oui, parce qu'on adore ce cinéaste ! À partir du moment où Netflix nous permettait de le faire en nous donnant accès au film, et à une interview, que le film sorte en salle ou chez eux n'avait pas d'importance : puisqu’on aimait Okja l'évènement à nos yeux était qu'un film de Bong Joon-Ho sorte, où que ce soit.

L'industrialisation massive de la SVOD a tout pour changer en profondeur le cinéma, de la production à la diffusion ou la communication. Comment envisagez-vous l’impact de cette transformation sur la presse cinéma ?

E.S : L'impact sera, voire est déjà, évident : la presse cinéma ne peut pas être totalement déconnectée de l'industrie. Nous voyons bien que le lectorat réclame que les revues de cinéma parlent de films ou des séries produites par Netflix, Amazon ou bientôt AppleTV+ et Disney+. Quand les prochains Scorsese ou Soderbergh vont « sortir », ce sera des évènements comme s'ils étaient exploités en salles...

A.A : Est-ce que ça veut dire que la presse cinéma deviendra tributaire des sorties en SVOD ? Je n'en ai pas l'impression, pas à notre niveau en tous cas. Si demain Netflix ou Disney+ sortent dans le mois quinze films que je trouve géniaux, ces films deviendront ma priorité dans le sommaire de Cinémateaser, de la même façon que s’ils étaient sortis en salles. On verra si la SVOD va enterrer les salles (ce que je ne crois pas), ou si elles vont parvenir à cohabiter. Pour le moment, je trouve qu'il y a des propositions singulières partout. Et le devoir de la presse cinéma reste d'aller les chercher et d’en parler. 

Alex Masson

Propos recueillis par Alex Masson