Revus & Corrigés, dépoussiérer l'image du cinéma de patrimoine

Entretien avec Sylvain Lefort

Revue & Corrigés compte parmi les rares revues de cinéma papier créées en France ces dernières années. Qui plus est en toute indépendance financière, avec dans l’idée de transmettre les plaisirs du cinéma de patrimoine au public le plus large. Après une opération de crowdfunding réussie, le premier numéro est sorti en juin 2018. Alors que le numéro 5 est en fabrication, un des quatre fondateurs revient sur cette belle aventure. 

Pourquoi avoir créé une revue papier dans ce contexte de crise de la presse ?

On avait un double objectif : 1) proposer un bel objet, qui reste 2) dépoussiérer l’image trop classique et donc cinéphile du cinéma de patrimoine, plutôt destiné à des personnes d’un certain âge. En jouant la carte de la couleur, du graphisme et de la mise en page, on voulait toucher un public plus jeune. On a donc parié sur un prix de vente à dix euros, pour rendre la revue accessible au plus grand nombre. Mais force est de constater que ce n’était pas un paramètre suffisant pour attirer cette clientèle-là. C’est pour cela que, dès le numéro 4, on est passé à 14 euros, plus proche de notre prix d’équilibre.

Dans quelles circonstances est née la revue ?

Au Festival de Cannes 2017, dans un bar, après une table ronde du CNC sur l’avenir de la presse papier de cinéma. Tous les grands titres étaient venus pour mettre en valeur leur travail. Mais s’imposait le constat qu’il manquait quelque chose autour de l’actualité du patrimoine. Positif en traite une partie, mais n’a pas la vocation de tout couvrir.

Dans ce bar, nous étions quatre pigistes, qui tenaient chacun un blog : Marc Moquin, Eugénie Filho, Alexis Hyaumet et moi-même. Kirk Douglas venait de fêter ses cent ans et on avait remarqué que tous les papiers qu’on lui avait consacrés avaient bien marché. Plus généralement, sur mon blog, j’avais constaté que les articles sur le patrimoine étaient plus lus que ceux sur les films récents. On se connaissait tous les quatre et on s’est dit « Chiche ! On y va » Non sans avoir testé notre idée auprès de certaines personnes comme Gerald Duchaussoy de Cannes Classics qui nous a encouragés.

À partir de septembre, on s’est donc lancé sur un numéro 0, une maquette et un business plan… pour arriver à un constat qu’on n’y arriverait pas sans mise de départ. Tout le monde nous encourageait à nous lancer mais personne n’était là pour nous financer. Il faut dire qu’on n’embarquait personne de connu, que notre idée était plutôt de faire prendre la plume à des jeunes universitaires ou journalistes qui n’ont pas encore de notoriété. D’où l’idée de mettre en place un crowdfunding, une opération de financement participatif qui a marché au-delà de nos espérances. On tablait sur 15000 euros, on en a récolté 21000. Ce qui nous a permis d’avoir 250 abonnés fondateurs, qui ont financé les quatre premiers numéros, auxquels s’ajoutent les recettes issues des ventes et des revenus publicitaires des trois premiers. On est très fier d’avoir formé autour de nous cette communauté qu’on a plaisir à retrouver au fil des événements qu’on organise en marge de la publication.

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Quel est votre tirage ?

On a tiré le premier numéro à 3000 exemplaires et les suivants à 2000. On est distribué dans 120 points de vente en France, uniquement en librairies, auprès desquelles nous assurons nous-mêmes la livraison. On vient de signer avec la Fnac qui va nous mettre en vente dans certains magasins à partir de la rentrée. L’autre point de vente qui marche très fort est Gibert vidéo car il y a adéquation entre leur public et le nôtre.

Les ventes sont en progrès à chaque numéro, mais là on est arrivé à un palier. Le business plan sur lequel on s’était appuyé ne correspond pas à la réalité. La progression des nouveaux abonnés est plus faible que prévue. Aujourd’hui, on est à 500 abonnés avec une marge de progression qui reste très importante, j’en suis convaincu.

Comment imaginez-vous la suite ?

On fait tout pour aller au-delà du numéro 5. Aujourd’hui, on a augmenté notre pagination et notre prix de vente. On veut continuer sur un rythme trimestriel, mais on a besoin de passer un nouveau cap. Car si depuis le premier numéro on se tient à notre principe de payer tous les pigistes, (au tarif de 28 euros le feuillet), aucun des fondateurs et responsables ne sont encore rémunérés et ça commence à être compliqué au quotidien. Mes trois complices donnent des cours et écrivent des piges. Moi, je suis, à temps plein, responsable digital et contenu éditorial d’une société de sondage. On ne va pas pouvoir continuer ainsi indéfiniment. On a besoin aussi d’un certain nombre de moyens matériels : un local dédié à la rédaction (pour l’instant, on travaille chez les uns et les autres et on stocke les anciens numéros dans une cave bientôt remplie), une aide sur les activités très chronophages de distribution et de relations avec les abonnés et les libraires.

De même, on est très fier d’avoir mis en place des partenariats avec la fondation Pathé Jérôme Seydoux et la Librairie du Panthéon pour présenter régulièrement des séances de ciné-club très suivies (on a refusé du monde pour La Fête à Henriette de Julien Duvivier). On aimerait organiser plus d’événements de ce genre pour notre communauté mais, actuellement, ni le temps ni nos moyens ne nous le permettent. Il faut déjà fabriquer la revue et même sur un rythme trimestriel, c’est dur. On va d’ailleurs faire une pause. On a décidé de repousser à décembre, la parution de notre cinquième numéro initialement prévu pour la fin septembre. On voulait être en vente au Festival Lumière en octobre ; on sera finalement raccord avec les éditeurs qui sortent leurs gros coffrets et belles éditions DVD/Blu-ray pour les fêtes.

Nos annonceurs ne sont pas encore très nombreux mais à 80%, ils paient de la publicité. On limite les échanges et le publi-rédactionnel pour rester le plus libre possible.

Qui possède la revue ?

Ses quatre fondateurs qui, en plus d’écrire des textes, sont en charge d’un travail spécifique pour la revue : Marc Moquin (rédacteur en chef), Eugénie Filho (directrice de la publication), Alexis Hyaumet (responsable de la diffusion et distribution) et moi-même en charge du développement, à savoir la recherche de partenariats et d’éventuels investisseurs. Nous nous retrouvons tous les quatre, une fois par semaine, le mercredi. En fonction de l’actualité de la revue, on se concentre plus sur le rédactionnel ou l’administratif. Mais toutes les grandes décisions se prennent là. Pour l’heure, on fonctionne en SARL. Une mutation en association loi 1901 est à l’étude pour permettre le mécénat.

On aurait souhaité postuler à l’aide prévue par le CNC pour les revues de cinéma, mais nous ne sommes même pas éligibles : il faut avoir au moins 3 ans d’existence ! Pour pérenniser la revue, il nous faudrait trouver un investisseur qui puisse nous aider à y voir clair sur le moyen terme. Un premier signe positif : une bourse pour les entreprises de presse émergentes vient de nous être attribuée par la Direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la Culture. On en est très heureux !

Dès votre premier numéro, vous avez structuré la revue en trois grandes parties…

Oui trois grandes parties qui chacune à leur manière expriment notre volonté de mettre le patrimoine en regard du contemporain. Chaque numéro se divise ainsi : 

  • REVOIR : Un grand dossier directement lié à l’actualité esthétique, politique et sociale : la guerre de 14-18 dont on fêtait le Centenaire, l’Europe ou, dans notre numéro 4, l’année 1969, avec le film de Tarantino et l’anniversaire des premiers pas de l’Homme sur la Lune.
  • CORRIGER : Le cahier critique sur l’actualité du patrimoine (reprises en salles et sorties vidéos). C’est notre goût. On ne traite que des films qui ont retenu notre attention
  • TRAVERSER : La section de textes qui établissent un lien direct entre présent et passé. Par exemple, Tom Cruise qui assure aujourd’hui ses cascades comme naguère en France Jean-Paul Belmondo. Avec à chaque numéro le retour sur un film connu pour l’anniversaire de ses dix ans. Toujours, il s’agit de rappeler que le cinéma d’aujourd’hui s’inscrit dans une tradition.

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Au-delà de votre volonté de transmettre, quel est votre principe : les jeunes s’adressent aux jeunes sur le patrimoine ?

Disons qu’il y a l’idée que les gens qui parlent des films ne les ont pas vus à leur sortie. Et que c’est donc un regard sur le passé avec les yeux du contemporain. Mais les rédacteurs n’ont pas tous le même âge. Si l’on s’en tient aux fondateurs, je suis né à la fin des années 60, alors que mes trois complices ont grandi dans les années 80 ou 90.

Au départ, nous avions deux cibles : les cinéphiles et les jeunes qui découvrent ces films sur petits écrans ou au cinéma. Mais à la suite d’une enquête, on a découvert que l’âge moyen de nos lecteurs était plus entre 35 et 60 ans. Ce qui nous a amené à chercher pour la revue le meilleur équilibre cinéphile. Par exemple, on n’hésite pas à expliquer ce qu’est le cinéma coréen ou en quoi l’année 1969 a été charnière dans l’histoire du cinéma.

Comme vous l’avez constaté, on reste sur les films sans détailler la qualité de la restauration ou les bonus sur les DVD. En revanche, on tient compte de ce qui a déjà été publié sur le sujet pour essayer toujours d’apporter notre propre éclairage. Ce qui nécessite une longueur minimum d’articles car il faut bien rappeler chaque fois ce qu’est le film. C’est ainsi que la revue a évolué depuis le numéro 1. On a supprimé toutes les mini-notules qui n’apportaient rien et on a élaboré un agenda qui permet de visualiser en un seul coup d’œil toute l’actualité du patrimoine. Il est encore perfectible dans la forme, mais personne ne le faisait avant nous. D’ailleurs, nous l’avons basculé dans un format digital, accessible via notre site Internet. Avantage : il permet de coller au plus près de l’actualité des rééditions et sorties vidéo.

Après, on se pose sans cesse des questions. Des films de Jean-Paul Rappeneau ressortent. Faut-il solliciter une interview alors qu’il en a déjà tant données ? Nous pensons que oui. Une partie de notre lectorat n’a pas lu ses entretiens et n’ira pas les chercher sur internet ou en bibliothèque. Et bien sûr, c’est à travers notre regard que nous parlerons avec lui de ses films.


Philippe Rouyer  

Propos recueillis par Philippe Rouyer