Rencontres cinématographiques de l'ARP

Le cinéma français face à la nouvelle donne des plateformes

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Il faut sauver l’exception culturelle qui fait le cinéma français, sa diversité, sa singularité, son financement, le système de soutien mis en place par l’État à la création. Comment préserver ce modèle sur un marché de la production et des usages bouleversés ? Le projet de loi vise à mettre sur un pied d’égalité les acteurs historiques et les plateformes de SVOD et faire de ces dernières des acteurs du modèle. Le sujet a été au cœur des 28e Rencontres cinématographiques de l’ARP à Dijon.

La guerre est déclarée. Sur le marché en expansion des plateformes, les géants américains, tour à tour, font leur entrée. Ils promettent de bouleverser significativement les équilibres existants. La domination de Netflix, acteur mondial, aujourd’hui le plus puissant, avec 158 millions d’utilisateurs payants dans plus de 190 pays, est menacée. Moins par l’arrivée récente de Amazon Prime et Apple TV+, respectivement géants du commerce et de l’électronique, dont la vidéo n’est pas l’activité principale, que par Disney+ et bientôt HBO Max, la plateforme pilotée par Warner et AT&T. Lancé le 12 Novembre aux États-Unis, au Canada et aux Pays-Bas, le service Disney+ a enregistré 10 millions d’abonnements pour son premier jour. Son catalogue de contenus de films et de marques (Disney, bien sûr, mais aussi Pixar, Marvel, Star Wars, 21st Century Fox) place Disney+ en force dans cette guerre des plateformes de streaming. Le service sera lancé en France le 31 mars 2020. 

L’Europe, et singulièrement la France, n’ont aucune offre rivale, en termes de diffusion et de moyens. Les groupes audiovisuels britanniques BBC et ITV ont lancé le 7 novembre au Royaume-Uni BritBox, leur service de vidéo à la demande, la France a en chantier Salto, la plateforme développée en commun par les groupes France Télévisions, TF1 et M6, avec pour même ambition de peser sur le marché de la SVOD, mais ils manquent d’envergure face aux acteurs extra-européens. « Salto n’est pas là pour remplir une mission de service public et n’est pas financée par la redevance », a précisé à Dijon, Delphine Ernotte Cunci, la présidente de France Télévisions.

Faut-il unir ses forces, et comment, sur un marché non plus domestique, car trop limité, mais élargi au périmètre européen ? C’est un projet sur lequel travaille Arte avec d’autres diffuseurs publics, notamment pour répondre « à une problématique d’attribution pour nos œuvres quand elles sont diffusées sur des plateformes tierces », a souligné à Dijon Régine Hatchondo, directrice générale d’ARTE France. « L’Europe est notre avenir et nous avons un gisement incroyable de programmes et de contenus qui ne tournent pas assez entre les pays. De sorte qu’une œuvre très remarquée il y a trois ans en Espagne peut être considérée comme un inédit en France ».

Jolivet

Cédric Klapisch et Pierre Jolivet, directeur de l'ARP

Face aux géants du streaming, qui parachèvent la révolution des usages et la façon de regarder les films, le cinéma français entend préserver et consolider le modèle de l’exception culturelle qui le soutient. « Nous sommes avec les champions mondiaux du numérique. Ils sont omnipuissants et il y a là quelque chose qui nous interpelle, a lancé Pierre Jolivet, le président de l’ARP, en ouverture des 28e Rencontres cinématographiques. Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle, celle d’une régulation de l’hyperpuissance de ces plateformes américaines ».

C’est l’une des ambitions assignées à la future loi audiovisuelle, présentée le 4 décembre en conseil des ministres, en discussion devant le Parlement en février 2020. Cette loi doit faire des plateformes des acteurs à part entière du cinéma et des contributeurs, aux côtés des acteurs historiques. « La France est le premier pays à réguler ces plateformes, observe le réalisateur Cédric Klapisch. Il nous importe que cette loi soit forte, courageuse, indispensable, comme nous sommes les premiers à tirer »Roch Olivier Maistre, président du CSA, estime que « cette loi a une vraie ambition de financement de la culture. Si on ne remet pas en cause les asymétries concurrentielles, on remettra en cause le financement de la création. Elle étend le champ de la régulation aux nouveaux acteurs que sont les plateforme ».

Marie-Laure Daridan

Marie-Laure Daridan, Directrice des relations institutionnelles chez Netflix

Comment les plateformes de streaming se positionnent-elles face à cette régulation et face aux attentes du cinéma français ? À Dijon, Netflix, pour la première fois présent aux Rencontres de l’ARP, a donné des gages de bonne volonté. « Non, Netflix n’est pas l’ennemi du cinéma français », assure sa directrice des relations institutionnelles, Marie-Laure Daridan : « Nous apprenons en marchant, mais nous voulons travailler avec vous ». À preuve, Netflix a « investi en France avant d’y être obligé » et la plateforme contribue à la taxe CNC depuis janvier 2018. 

Le projet de réforme de la loi audiovisuelle trouverait même des convergences avec le propre développement territorial de Netflix : « Il va parfaitement dans le sens de notre intention en France », qui a une « place particulière » pour la plateforme lancée il y a cinq ans dans l’Hexagone.

Le discours volontariste et engageant de Netflix, son discours vertueux à Dijon, sur le respect du droit moral, des règles françaises, la porte ouverte à des négociations sur la durée des droits et sur la redéfinition du label Netflix original, « tout cela semble traduire une volonté de parvenir à un accord avec le cinéma », se félicite Pierre Jolivet, qui demande cependant à voir : « Jolie séquence en vérité, mais qui, à notre avis, demande à être relue ».

Selon l’ARP, « notre scénario est loin d’être terminé car, concernant la régulation des plateformes, des choix définitifs doivent être faits. Le minimum garanti par abonné, qui nous paraît incontournable, simple et lisible, est toujours en balance avec le chiffre d’affaire qui, lui nécessiterait beaucoup d’effets spéciaux et de cascades. Et l’évaluation par visionnage, qui nous paraît très flou est toujours d’actualité ».

Aurore Bergé

Aurore Bergé, porte-parole du groupe LREM


Pour le législateur, il ne fait aucun doute que « les plateformes doivent contribuer à la création », selon la député LREM des Yvelines, Aurore Bergé : « Il faut qu’elles le fassent à partir du moment où elles opèrent en France, comme le font ceux qui opèrent déjà. Il n’y a aucune raison que les plateformes y échappent et on a un appui avec la directive européenne SMA » Mais « cela ne suffira pas, de taxer les plateformes, pour financer la création. L’objectif est aussi que nos diffuseurs aillent mieux, pour pouvoir financer la création ».

La directive SMA (services médias audiovisuels) a donné un signal fort au cinéma, en fixant un socle de règles communes pour les éditeurs de services de l’Union européenne et pour les plateformes de partage de vidéos, les réseaux sociaux et les plateformes de diffusion en direct. La diversité culturelle y est soutenue, « via l’exigence d’un quota de 30% d’œuvres européennes dans les catalogues des services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) et l’application des règles du pays ciblé aux contributions financières des services linéaires comme des services non linéaires », rappelle le Conseil supérieur de l’audiovisuel.

Jeanne Herry

Jeanne Herry, réalisatrice


Réarmé par la directive SMA et la future loi audiovisuelle, le modèle français de l’exception culturelle reste le socle de développement du cinéma, même dans le contexte de la révolution numérique. « Il n’est pas envisageable de ne pas se battre pour défendre le modèle d’exception culturelle », a affirmé la réalisatrice Jeanne Herry, en ouverture des Rencontres de l’ARP. « On a la chance en France d’avoir accès à tous les cinémas du monde dans les salles de cinéma où peuvent se réunir des gens, donc des cerveaux, pour vivre une expérience intime et collective. Si on uniformise les films, notre vie sera moins belle ». Jeanne Herry plaide pour « une loi bien articulée, moderne, simple et précise (…) Le marché européen est juteux, ouvert et scintillant. Les plateformes le savent bien mais nous aussi ! ».

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Nathalie Chifflet

Crédit photos : Clara Dumont