Youtubers cinéma : déjà la crise ?

Entretien avec Victor Bonnefoy, alias In the Panda

Le 30 mai dernier, la mise en ligne d'une vidéo mettait en émoi la communauté des YouTubers cinéma. Son titre (Le problème des critiques ciné YouTube) avait le mérite d'être clair. Tout comme le propos de Victor Bonnefoy, alias In the Panda, faisant en vingt minutes chrono un état des lieux de cette autre frange de la critique de cinéma, voire son autocritique. Une démarche inattendue qui nous a donné envie de pousser un peu plus l'auscultation.

Qu'est ce qui a déclenché cette vidéo ?

InThePanda : Je fais des vidéos sur YouTube depuis 2012. Ce qui m'a laissé le temps de voir ses diverses évolutions. Or depuis quelques mois, c'est allé dans un sens auquel je ne m'attendais pas. Le YouTube de 2019 n'est plus tout le même que celui de 2012. À une période, on pouvait privilégier certains formats dans la forme ou le fond pour attirer une audience. Aujourd'hui, il est presque obligatoire de passer par un certain sensationnalisme. Or, celui-ci a pris le pas sur tout propos critique en forçant à une rentabilité par le buzz. La majorité des critiques qui se sont lancés voici quelques années sur YouTube n'avaient pas l'ambition d'en vivre alors que c'est désormais le cas. Il n’y a rien d'illégitime là-dedans, mais cette culture du buzz a fini par desservir un discours critique. L'idée de cette vidéo n'était pas pour autant de pointer des gens du doigt : j'ai eu la chance en arrivant il y a des années sur le Net, de pouvoir installer des choses, de trouver un public. Si je démarrais aujourd'hui, j'en serai peut-être passé par là.

Cela pose d'emblée une question économique autour des YouTubers cinéma. Vu de l'extérieur, elle semble même prioritaire avant même de parler de leur travail critique... Ce qui rejoint finalement le sort des critiques « traditionnels », dont la précarité est croissante...

ITP : Les deux ne sont pas si éloignés que ça : les ventes d'une revue de cinéma ne sont pas les mêmes selon qu'elle fasse sa Une sur le dernier Avengers ou le dernier Zlotowski... La problématique reste la même pour les médias papier, télé ou web : comment toucher un maximum de gens. Le public potentiel sur le net est avant tout jeune (même si cela évolue). Autrement dit, si un YouTuber parle du dernier Marvel, il fera mécaniquement plus d'audience que s'il parle du dernier film de Céline Sciamma, aussi bon soit-il... Reste qu'il est dommage que désormais, la critique, quelle que soit son support, mais à fortiori sur le Net, doive d'abord se demander comment elle va vendre son sujet.

Avec une dimension supplémentaire pour les YouTubers où le fait de « vendre » passe très majoritairement par une incarnation physique. La vidéo dont on parle avait quelque chose de quasiment transgressif, dans la mesure où vous n'y apparaissez pas.

ITP : L'incarnation est fondamentale. Je ne devrais pas le dire, mais elle permet parfois à des YouTubers de masquer un manque de fond. Dans cette vidéo, je dis que tout un chacun peut se contenter d'aller sur Allociné regarder les avis des critiques, mais combien vont retenir le nom du journaliste ou de son media ? Se montrer dans une vidéo sur YouTube personnalise de fait, installe un rapport avec ses followers. A contrario, cette visibilité a mené à un délit de sale gueule. Combien de commentaires se résument à « j'aime pas ta tête donc ce que tu dis ne m’intéresse pas » ? On peut trouver ou non pertinent l'analyse et les propos d'un YouTuber cinéma, mais aujourd'hui on en arrive à un modèle majoritaire qui influe sur le contenu.

À cette incarnation, s'ajoute l’idée de prescription. L'impression globale face aux YouTubers cinéma, est que, avant même d'argumenter, d’étayer un propos, ils doivent en passer par l’affirmation d’une opinion tranchée.

ITP : Je trouve un peu limité de présenter les choses de cette manière : il y a parmi les YouTubers des gens qui travaillent énormément, et souvent avec pertinence, leurs vidéos. Par ailleurs, cette idée peut être adressée exactement de la même façon à des médias « classiques » : les intervenants du Masque et la plume, par exemple, sont souvent dans des personnages, et commencent par le « j'aime/j'aime pas » avant de développer quelque idéee que ce soit. Ce qui n'empêche pas un certain formatage chez les YouTubers. Par exemple, dans une émission comme Le Cercle il y a une vraie diversité d'intervenants, alors que les YouTubers restent majoritairement des hommes blancs... Ce qui peut s'expliquer par les statistiques des audiences sur le Net, qui font apparaître que, malheureusement, les chaînes YouTube cinéma animées par des femmes marchent moins bien.

C'est une des différences entre les « critiques papier » et les YouTubers : vous faites face à un retour immédiat, via les commentaires ou le nombre de vues. Mais ceux-ci sont sont en réaction autant au fond qu'à la forme des vidéos. Comme si en plus d'une analyse, les YouTubers devaient aussi prendre en considération leur « mise en scène ».

ITP : C'était beaucoup plus vrai il y a quelques années. Cette idée de mise en scène ou d'immédiateté est, même dans une moindre mesure, aussi le souci d'une presse papier qui s'est saisie des réseaux sociaux. Combien de critiques, aujourd'hui, sont tout autant dans une certaine posture quand ils postent leurs avis sur Twitter et Facebook ?

…Est-ce que c'est encore de la critique quand sur Twitter on est limité à une centaine de signes ?

ITP : C'est sûr que ça limite les choses, mais l'impact est là : combien de gens lisent désormais davantage les tweets de critiques que leurs articles ? Il y a des critiques que j'aime énormément lire sur Twitter mais dont je n'irai pas forcément lire des textes en entier. L'efficacité qu’impose Twitter peut être bénéfique : j'adore par exemple lire les tweets de Simon Riaux d'Écran Large, parce qu'ils renforcent son style ou son sens de la métaphore. À l'inverse, je trouve qu'il y a dans la presse papier beaucoup de « critique fast-food », sans réel avis, derrière lesquelles on ne sent pas de personnalité. Mine de rien, puisqu'on parle beaucoup d'Eric Neuhoff ces temps-ci, quand il s'exprime, qu'on soit d'accord ou non avec lui, il est reconnaissable. Donc cette idée de « mise en scène » dans la forme concerne autant les YouTubers que les autres critiques. Se faire remarquer par le sens de la formule est devenu chez certains presque plus important que leur avis sur un film.

La question de l'offre se pose aussi : elle reste diverse dans la presse cinéma là où le sentiment que les YouTubers ne traitent globalement que les têtes de gondoles des sorties ou les blockbusters reste très fort...

ITP : Là encore, c'est quelque chose qui était plus manifeste il y a trois ou quatre ans, quand la sélection des films traités par les YouTubers était beaucoup plus drastique. En ce qui me concerne, quand je ne faisais qu'une vidéo par mois, le choix des films était forcément plus tourné vers celui du mois qui serait le plus fédérateur. C'est triste mais j'ai eu beaucoup plus de vues en parlant de Black Panther que de La Forme de l'eau. Mais ça revenait à la même chose que les choix éditoriaux d'une revue. Aujourd'hui, les YouTubers postent plusieurs critiques par semaine, ça a donc mathématiquement élargi le choix. Il y aura forcément toujours une vidéo qui fera plus de vues que les autres, mais le but aujourd'hui est aussi de trouver un équilibre dans les sujets, en passant par des points d'accroche et ensuite d'amener ses followers à s’intéresser à autre chose. Si on y réfléchit ce n'est qu'une question de périodicité : il y a un certain nombre de films différents traités dans un mensuel, mais ils sont condensés sur un numéro. Un YouTuber en traitera autant, mais en donnant des rendez-vous plus réguliers à son audience. Reste que cette différence de rythme amène une plus grande visibilité, ce qui contribue à donner aux autres critiques l'impression que les YouTubers veulent être partout. Ce qui n'a plus vraiment de sens quand, il faut le dire et que les critiques l'entendent : non seulement nos publics ne sont plus les mêmes (la majorité des followers ne lisent plus la presse cinéma),  mais surtout un YouTuber aujourd'hui touche bien plus de personnes qu'une revue de cinéma papier.

Ça irait dans le sens de certains YouTubers, qui considèrent la critique papier comme l'ancien monde et eux le nouveau.

ITP : Je peux comprendre que les critiques aient peur des YouTubers : la vidéo d'un connard en caleçon fera toujours bien plus de vues que la totalité des ventes d'un numéro des Cahiers du Cinéma ou de Première... Dans le sens inverse, les YouTubers cinéma en ont marre du mépris - qui est très concret - de la critique cinéma papier à leur égard. Ce qui n'incite pas à une rencontre, qui pourrait être intéressante, entre les deux. Ces mondes gagneraient à se parler mais s'y refusent. À de très rares exceptions, quand la presse cinéma parle des YouTubers, c'est pour se foutre de leur gueule, les regarder de haut. Et ça ne date pas d'aujourd'hui : souvenez-vous quand Raphaël Enthoven a lâché sur France Culture que Durendal ne méritait pas d'exister. Ca ne peut que nourrir de la méfiance et en retour de la part des YouTubers, qui se disent « mais c'est qui ces vieux cons ? ». Et si on veut entrer dans un jeu de la pertinence, il existe autant de choses à côté de la plaque et de boulettes dans la presse papier que chez les YouTubers. La réaction de la presse cinéma « classique » reste pour autant d'une rare violence.

Ce rapport ne serait-il pas lié aussi à la position des distributeurs, qui ont très rapidement compris que l'audience des YouTubers était plus considérable que celle de la presse, et les ont intégrés, voire dans certains cas favorisés, dans leurs plans de promotion ? Les critiques ont du coup pu avoir le sentiment que les fameux « influenceurs » les dépossédaient de leur pré carré...

ITP : J'ai l'impression que la critique est dans un esprit « avant c'est nous qui avions accès aux cocktails et aux repas-presse, pourquoi c'est eux maintenant ? » (rires). C'est une réaction puérile. D'autant plus que ce n'est pas un phénomène nouveau : il y a dix ans, les distributeurs invitaient bien des stars de télé-réalité aux avant-premières avec tapis rouge ou  des présentateurs de JT, pour avoir de la surface médiatique... De tous temps les distributeurs ont joué là-dessus pour que l'on parle le plus possible de leurs films. Il s'avère qu'aujourd'hui c'est la sphère digitale qui le permet le mieux... Cela dit, je suis tout aussi perplexe quand il m'arrive d'être invité à certains de ces événements et que je me retrouve avec des personnes qui n'ont absolument aucun avis critique, ne sont là que pour permettre une visibilité auprès de leur communauté. Il serait naïf de ne pas prendre en considération les enjeux financiers d'une sortie de film. La presse papier reproche aux YouTubers d'avoir pris des parts de marché sur un secteur où de toutes façons elle ne se trouve pas, et reste inexistante... Après, si tout ce que la presse papier a à reprocher à la presse digitale est de la priver de petits fours et de coupettes, hein… Par ailleurs, contrairement à ce qu'on pense, la presse cinéma continue à avoir un accès aux projections et aux interviews supérieurs à celui des influenceurs. Je suis bien placé pour vous dire que je suis un des très rares YouTubers invités aux junkets, qui restent encore un domaine réservé à la presse papier ou télé. Et quand je débarque parmi eux, ils me font bien sentir que je ne fais partie de leur monde, qu’à leurs yeux je ne fais pas le même métier. Alors que je suis plus exigeant que certains d'entre eux : je n'ai jamais participé à un junket sans avoir vu le film en question, et ai refusé quand c'était le cas. Cette presse ferait mieux de remettre en question le principe même des junkets, d'où sortent généralement que des sujets d'une minute trente pour des JT, qui ne présentent aucun intérêt critique et ne sont qu'au service de la promotion.

Pour revenir à la vidéo dont on parlait au tout début de cette interview : vous y parlez entre autres, dans une idée de cohabitation possible, des rapports entre la presse cinéma « traditionnelle » et les YouTubers, mais il reste assez étonnant de voir qu'elle n'a quasiment pas fait réagir cette presse, alors qu'elle a eu un impact fort chez les YouTubers...

ITP : Ça a été un non-événement dans la presse cinéma, puisque, de toutes façons, celle-ci ne se pose aucune question sur une cohabitation entre nos médias : elle n'en veut pas ! À l'inverse, les YouTubers cinéma m'ont violemment attaqué après cette vidéo parce qu'ils ont eu l'impression que je leur tirais dans les pattes. Alors que je cherchais juste à dire qu'il faut responsabiliser notre métier où l'on trouve de plus en plus un travail de qualité mais où il y a encore beaucoup de choses qui peuvent nous porter préjudice.

Ça va peut-être vous paraître être une remarque de « vieux con », mais dans la mesure où pour beaucoup de critiques, les YouTubers sont perçus, à tort ou à raison, comme des critiques amateurs parlant au nom de leur passion, il y a encore une difficulté à considérer que c'est un métier...

ITP : Ça ne l'est pas parce que la critique sur YouTube n'a pas été assez institutionnalisée.  Il suffit de voir le temps qu'il a fallu pour que des rédacteurs de sites comme Ecran Large soient conviés à participer à une émission comme Le Cercle. C'est un principe récurrent : quand la presse papier a vu apparaître les blogs cinéma, elle a commencé à cracher dessus, et quand les blogs se sont professionnalisés en sites et qu'ils ont vu apparaître les YouTubers ils en ont fait de même : on crache toujours sur la génération suivante. Mais autant je peux admettre que les sites web de cinéma ont capté une partie de l'audience de la presse cinéma papier, autant je maintiens que les YouTubers ne lui ont jamais rien pris : leurs publics sont foncièrement dissociés. Pour ce qui est d'être un métier ou non, la différence est que les YouTubers ne sont pas encore reconnus comme une presse, mais pour le reste, si je ne me suis pas dit quand j'ai commencé que ça allait devenir mon activité, ça l'est devenu par la force des choses. Mais étant donné le temps, l'énergie, la conviction que j'y ai mis, du matin au soir, et le fait que j'ai été rémunéré par YouTube pour cela, oui, aujourd’hui, c'en est concrètement un.

Au vu des nombreuses réactions des autres YouTubers à cette vidéo. Diriez-vous que, comme dans la presse cinéma papier, il y a aujourd'hui une crise chez les YouTubers ?

ITP : Une crise, peut-être pas. Mais on est clairement à un vrai tournant pour ce métier, où il va falloir choisir dans quelle direction il faut l'emmener. Et cette question ne se pose clairement plus chez des gens comme moi, Durendal, Le fossoyeur de films et quelques autres, qui sommes, dans une certaine mesure, déjà d'une ancienne génération. Sans vouloir tirer un signal d'alarme, j'ai voulu dire avec cette vidéo que la nouvelle génération doit faire attention. Elle est à un embranchement et c'est elle qui va donner la direction, notamment en décidant de nous faire plonger ou pas, en se pliant aux directives économiques comme au formatage qu'est en train d'imposer YouTube. Au delà d'une survie financière, cela aurait un impact sur le propos de  cette critique là. Notamment cela risquerait de créer une concurrence, qui pour le moment n’existe pas du tout, entre les YouTubers cinéma. Et cela finirait par desservir la cause, qui est avant tout de parler de cinéma.

Alex Masson

Propos recueillis par Alex Masson