Libérer l'écoute

Édito du Président

L1030713

La prise de parole de l’actrice Adèle Haenel accusant le réalisateur Christophe Ruggia d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel » entre 2001 et 2004, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans, a sonné comme un coup de tonnerre dans le cinéma français, jusqu’ici relativement peu concerné par le mouvement #MeToo. Au-delà même du milieu du cinéma, le long entretien de la comédienne avec Edwy Plenel et Marine Turchi filmé le lundi 4 novembre dans le cadre du MediapartLive, disponible depuis en libre accès et dans son intégralité sur internet, a créé une vive émotion auprès de tous ceux qui l’ont vu.

Car pendant plus d’une heure Adèle Haenel, d’une dignité exemplaire, a eu le courage de briser le silence pour revenir sur les faits et les détailler face à la caméra, sans esprit de vengeance, mais avec la détermination de celle qui se sent investie d’une responsabilité depuis qu’elle a vaincu sa honte. Et c’est la première force de cette prise de parole, que d’y analyser tout le processus de l’agression du point de vue de la victime. Le trouble d’abord face à des gestes déplacés et agressifs de la part d’une personne censée être bienveillante, voire protectrice (ici l’homme qui lui a ouvert les portes du cinéma et qui lui a permis à douze ans d’interpréter un premier rôle dans un long métrage). Puis, en même temps que l’élaboration de tous les stratagèmes pour éviter ou limiter les contacts physiques, la honte qui va aller jusqu’à ménager son bourreau pour ne pas lui renvoyer son image d’agresseur. Honte qui subsiste bien après les faits et qui ne s’estompera que pour laisser place à la colère. Le temps de la parole ne peut advenir qu’à partir de ce moment-là. Et le témoignage d’Adèle Haenel montre bien combien, même avec ce recul, il est compliqué de trouver à qui et comment parler d’une horreur que beaucoup préfèrent ignorer. Même pour une actrice connue et couverte de prix.

Au moins, cette notoriété a pour mérite d’éloigner l’horrible suspicion de chercher à créer le scandale pour attirer l’attention ou gagner des avantages matériels. Mais avancer cet argument revient aussitôt à souligner combien il est difficile pour une personne non célèbre (technicienne, figurante, assistante, stagiaire…) de se faire entendre. Quant à la parole d’Adèle Haenel, elle a été d’autant mieux entendue qu’elle était accompagnée de la parution de la longue et minutieuse enquête menée par Marine Turchi, journaliste à Mediapart, auprès d’une trentaine de personnes dont 23 ont accepté de témoigner à visage découvert. Toutes les victimes ne pourront malheureusement pas bénéficier d’un tel accompagnement. Mais c’est aussi pour elles que l’actrice a parlé. Pour exprimer ce que toutes les autres femmes (et hommes victimes eux aussi parfois) ne peuvent pas dire, alors que le silence opprime. Elle-même a reconnu avoir pu témoigner grâce à toutes celles qui, avant elle, s’étaient exprimées dans le cadre des affaires #MeToo.

Et maintenant ? Les victimes vont-elles parler plus librement ? Seront-elles plus et mieux écoutées ? Déjà, ce témoignage pourra les aider à se reconnaître comme victimes et à en finir avec cette culpabilité qui empoisonne leurs vies. Rien que pour cela, il n’a pas de prix. Mais au-delà du formidable élan de respect et d’admiration qu’il suscite chez tous envers Adèle Haenel, il nous donne à réfléchir. Sur tout ce que jusqu’ici nous n’avons pas su voir ou entendre. Mais aussi sur notre capacité à accueillir ou susciter pareille parole désormais. Il ne saurait être question d’en appeler ici à une quelconque censure et museler la liberté de création. Mais est-il si difficile de situer la frontière entre l’attachement légitime d’un cinéaste à son actrice, l’emprise qu’il peut exercer sur elle dans le cadre de leur création commune, et le nécessaire respect de l’autre, de sa liberté de refuser des comportements sexistes, même s’ils ne sont pas vécus comme tels par celui qui les impose. Et ce qui vaut pour un tournage s’entend aussi bien au sein d’une rédaction ou de tout autre entreprise. Sans préjuger des suites judiciaires de cette affaire dont le Parquet s’est emparé et en attendant la défense de Christophe Ruggia qui a d’abord réfuté en bloc les accusations avant de demander à sa comédienne de lui pardonner « si elle le peut », on sait qu’il y aura un avant et un après ce 4 novembre.

À nous tou(te)s d’en écrire la belle suite.


Philippe Rouyer

Philippe Rouyer
Le 8 novembre 2019