La critique de presse, majoritairement masculine

Introduction par Valérie Ganne

Sur la photo des Hommes du président en tête de la précédente Lettre du Syndicat (numéro 52) aucune femme journaliste. Le film d’Alan J. Pakula était à l’image des rédactions de l’époque, les années 1970, entièrement masculines. Dans quelle mesure la situation a-t-elle changé en un demi-siècle ? En France, nous en sommes quasiment à la parité : sur les 35 297 journalistes titulaires de la carte de presse comptabilisés par la CCiJP 47 % sont des femmes. Qu’en est-il, plus spécifiquement, dans le domaine de la critique ? Depuis sa création en 2017, le collectif « 50/50 en 2020 » a beaucoup œuvré pour recueillir des statistiques genrées dans les domaines du cinéma et de l’audiovisuel : on dispose désormais de chiffres précis sur la réalité de la présence des femmes à chacun des postes de l’industrie, ou du nombre de films de réalisatrices dans les festivals. Mais il manquait encore à ces bouquets de chiffres une estimation de la place des femmes en bout de chaîne, dans la critique cinéma. Or la situation reste difficile à quantifier… Nous avons recueilli de premiers chiffres auprès du Syndicat de la critique :  parmi ses adhérents la proportion de femmes est de 33%. Le comité d’attribution de la carte verte comptabilise, de son côté, 35 % de femmes.

En France : 31% de critiques rédigées par des femmes


Des membres du collectif « 50/50 pour 2020 » se sont attelées à la tâche de façon plus exhaustive : comme nous l’a expliqué Elodie Cassignol, l’une des deux responsables de l’étude,  leur méthodologie, s’inspirant de celle des universitaires américaines, qui s’étaient appuyées sur le site
Rotten Tomatoes, a consisté à étudier sur une année la revue de presse du site Allociné, dans laquelle 55 titres sont représentés (voir explication dans l’encadré ci-dessous).

50 50

Leurs résultats, dévoilés au dernier festival de Cannes, révèlent que les critiques ont été rédigées par 611 journalistes, dont 37% étaient des femmes. Une proportion, donc, inférieure à celle des femmes journalistes en général. De plus, un tiers de ces 37% de femmes n’ont écrit qu’une seule critique dans l’année, et peuvent donc être considérées comme journalistes non spécialisées, ou « critiques très occasionnelles ». D’ailleurs dans la presse spécialisée cinéma, les femmes ne représentent en moyenne qu’un quart des rédactions. Rares sont celles qui en assurent la rédaction en chef (citons tout de même Emmanuelle Spadacenta à Cinemateaser et Anne-Claire Cieutat à Bande à part). En revanche, dans les titres de télévision et les journaux féminins, les critiques sont majoritairement signées par des femmes. D’ailleurs à Biba, Marie-Claire ou Elle, pour le panel étudié, les femmes rédactrices en chef sont plus nombreuses.

L’étude s’est intéressée aux contenus des articles eux-mêmes : sur les 10602 critiques de films, 31% ont été rédigées par des femmes. Il apparaît ainsi qu’elles seraient un petit peu plus généreuses dans leur appréciation des films, donnant des notes moyennes de 3,5 sur 5 contre 3,2 pour les hommes. Pour autant, le genre du réalisateur n'influence pas la note des critiques : autrement dit, pas de favoritisme ni d’un côté ni de l’autre. En revanche les clichés ont la vie dure : les hommes signent davantage de critiques pour les films d'action et les thrillers, quand les femmes écrivent plus souvent sur les comédies et les romances.

En ce qui concerne la presse écrite et les sites spécialisés cinéma, le métier de critique demeure majoritairement masculin. Mais ne nous plaignons pas, aux États-Unis, la critique féminine est encore moins bien lotie.

 65% de critiques hommes blancs


Les États-Unis ont été précurseurs dans le domaine des études et statistiques genrées, notamment via l’Université d’Annenberg où officie Stacy L. Smith, spécialiste de la place des femmes dans le cinéma hollywoodien. Leur champ d’étude concerne chaque année les critiques des 100 « top films » sortis en salle. Entre 2015 et 2017, la base de leur étude portait sur 300 films, via le panel du site Rotten Tomatoes. Ce site, un des 300 les plus visités aux États-Unis, rassemble toutes les critiques publiées sur internet à chaque sortie de film et attribue une note via leur célèbre « Tomatomètre ». Parmi les 60 000 critiques de cette recherche, 78,7% étaient signées par des hommes et 21,3 % par des femmes. Un taux encore plus bas qu’en France, dans ce pays où il y a également moins de femmes réalisatrices (4% contre 23% en France). Autre intérêt des chiffres américains, l’intégration de critères de couleur de peau : on apprend ainsi que 65,6% des critiques sont des hommes blancs, 17,6% des femmes blanches, 13% des hommes non blancs et 3,7% des femmes non blanches. Comme en France, le genre du critique croisé avec le genre du film n’a aucune incidence sur le contenu de la critique (élogieuse ou non). Les journalistes masculins ont donc encore nettement le pouvoir dans le cinéma hollywoodien. Mais la situation évolue : récemment Claudia Eller est devenue la première femme rédactrice en chef de Variety, le puissant journal professionnel du cinéma créé en 1905. Un poste de pouvoir qu’elle partage avec un homme, Andrew Wallenstein. Et le 17 mai dernier à Cannes, elle se voyait tout de même refuser l’entrée du film d’Almodovar parce qu’elle portait des chaussures à talons plats. Elle a dû menacer de poster une vidéo sur le site du journal pour avoir accès au tapis rouge… On est bien peu de chose.

Que nous disent ces chiffres ? S’ils confirment que les femmes sont minoritaires dans la critique en France, nous n’en saurons pas davantage sur leur façon de pratiquer leur métier. Les syndicats de journalistes ou Audiens (groupe de prestations sociales de la profession) ne disposent pas de données assez fines sur les salaires, l’âge, le poste etc… Nous allons donc continuer à creuser ce sujet à l’aide de témoignages de membres féminines du Syndicat. Car derrière les chiffres il y a des êtres humain(e)s.

Valérie Ganne 

Valérie Ganne



Comment ces chiffres ont-ils été rassemblés ?

Obtenir une revue de presse exhaustive sur tous les médias français (presse, télévision, radio…) est quasiment impossible. La méthodologie du collectif 50/50 a donc consisté à travailler sur la revue de presse du site AlloCiné qui se base sur un panel de 55 titres (journaux et sites dont vous trouverez la liste ici). La période choisie, entre mai 2018 et avril 2019, a concerné 636 films et 10 602 critiques, soit en moyenne un peu plus de 16 critiques par film. Le procédé n’est donc pas exhaustif, mais il est le seul praticable pour l’instant ! Le collectif 50/50 travaille actuellement avec Creative Media (le programme de soutien à l’industrie audiovisuelle de l’union européenne) à la même étude sur la place des femmes critiques dans 7 pays européens. Les résultats seront divulgués au prochain festival de Berlin, mais il semble d’ores et déjà que la proportion des femmes critiques soit chez nos voisins bien inférieure à celle de la France.

À consulter :

L’étude 50/50 pour 2020 française (rubrique études)

L'étude Annenberg aux Etats Unis