L’émotion et la pensée

Édito de Nicolas Marcadé

Le principe de la Lettre est de penser à son rythme propre, non calé sur celui de l’actualité, d’être réflexive plutôt que réactive. Avec ce numéro, cette désynchronisation par rapport à l’actualité apparaîtra de façon particulièrement nette, puisqu’il a été entièrement conçu et rédigé avant la prise de parole d’Adèle Haenel et l’enquête de Mediapart l’accompagnant, et avant la nouvelle accusation de viol contre Roman Polanski et la sortie mouvementée du nouveau film de ce dernier. 

Nous assumons ce décalage qui nous préserve d’affirmations et de prises de position trop intempestives, au profit d’une réflexion plus à froid et au long cours. Nous reviendrons dès notre prochain numéro sur ces affaires et leurs différentes implications. Et ces prolongements se rattacheront sans peine à ce qui est déjà amorcé ici. D’abord parce que, chroniquant les multiples changements qui entraînent notre profession vers des mutations de forme et de fond, nous nous sommes interrogés, dans ce numéro, non seulement sur celles que l’on subit (crise économique, concurrences diverses, perte de prestige, modifications constante des contours de notre objet d’étude, le cinéma) mais aussi sur celles que l’on peut souhaiter et stimuler : la remise en cause d’une norme établie, voulant que la critique soit très majoritairement une affaire de mâles blancs. Nous avons donc ouvert deux dossiers, deux chantiers parallèles, sur la diversité dans notre métier, la manière dont elle se restreint, et les raisons et méthodes pour qu’elle se déploie. Ces dossiers étaient conçus dès l’origine pour se prolonger dans les numéros suivants. Ils le feront, et forcément les récents événements joueront un rôle dans l’évolution de leur trajectoire. Ensuite parce que, dans le cadre d’un dialogue que nous voulons constant avec les cinéastes, nous avons choisi de rencontrer Rebecca Zlotowski, et que de façon naturelle la conversation est allée – entre autres choses - sur les questions du féminisme, de la parole des femmes, de Polanski. Précieuse partenaire de discussion, Zlotowski place toujours l’exigence d’une pensée au-dessus de tout autre chose. En ce sens, engager la réflexion avec elle c’est l’engager sur les meilleurs rails possibles.

En effet, qu’un débat de société sur des sujets aussi inflammables (parce qu’émotionnels) que ceux qui agitent le débat public depuis le début novembre intervienne dans un climat général de « détestation de la pensée » (dixit Rebecca Zlotowski encore), présente des risques. C’est pourquoi il importe que les intelligences se mobilisent, pour aider à contenir le feu sans l’éteindre. Et donc si la critique tient son rôle, c’est notamment là-dessus qu’on peut l’attendre.

Convertir de l’émotion en pensée : c’est une définition possible de l’activité critique. Et même si ce n’est plus ici du cinéma, c’est à cela que nous devons nous appliquer : prendre toute la mesure de l’émotion que contenait ce que nous avons vu et entendu, et savoir ensuite la creuser, la penser (comme Adèle Haenel elle-même l’a fait). 

En actionnant simultanément les leviers du général et du particulier, de l’émotion et de l’intelligence, Adèle Haenel a, comme dans les films d’aventure, fait pivoter un mécanisme et révélé un autre espace là où on pensait qu’il n’y avait qu’un mur. Dès lors la pièce s’est agrandie et tout peut désormais circuler plus librement : la parole, la réflexion, les places des uns et des autres... Il faut adapter ses réflexes à cette nouvelle géographie. Et surtout il faut entrer dans l’espace qui s’est ouvert. Derrière le mur est apparu un univers secondaire à explorer, plein de couloirs, de recoins, d’alcôves, de puits vertigineux, de quelques voies sans issues sans doute, mais aussi de portes, de fenêtres… Car le problème initial se ramifie en multiplicités de sous-problèmes et de chantiers de réflexions connexes.

Chercher son chemin dans tout cela, c’est sans doute d’abord s’assurer de suivre le sien propre. Et celui de la critique passe par une série de questions plus ou moins complexes ou embarrassantes : 

Il y a le fait que les comportements et situations décrits par Adèle Haenel sont systémiques et qu’ils peuvent donc se retrouver déclinés également dans notre corporation. On a pu le voir par exemple avec l’affaire de la Ligue du Lol, où il n’était pas directement question d’abus sexuels mais où harcèlement et sexisme marchaient tout de même main dans la main, d’une façon tout à fait révélatrices de certains usages, de certaines tolérances, de certains modes de pensée…

Il y a la question de la place des femmes dans notre profession, de l’accès aux responsabilités. C’est-à-dire la question de la mixité, qui doit ensuite s’entendre dans toutes ses acceptions (mixité de genres, mixité d’origines, mixité sociale…).

Il y a la question du regard. Celui que l’on porte sur les films, nous qui en sommes les premiers spectateurs, puis les analystes, éventuellement les promoteurs. À quel moment peut-on se considérer comme complice de quelque chose ? À quel moment pourrait-on craindre de devenir plus flic que critique ?

Il y a la question Polanski (son nom tendant à devenir un terme générique pouvant signifier de la même façon Woody Allen ou Jean-Claude Brisseau, même si chaque cas est différent). Il est évidemment troublant et dérangeant de constater que les plus retentissantes affaires de délits sexuels mettant en cause des cinéastes concernent des auteurs que la critique française a tout particulièrement chéri et célébré. Il y a forcément lieu de se demander comment continuer à évoquer et éventuellement défendre les films de ces cinéastes, sans se replier derrière la trop facile idée d’une frontière entre l’œuvre et l’homme, qui, dans le cas de Polanski en tout cas, paraît pour le moins poreuse.

Toutes ces questions, et bien d’autres encore, méritant d’être posées au calme et sur la durée, la Lettre pourra être l’un des lieux adaptés pour le faire. C’est donc tout un réseau de questions qui s’ouvre devant nous. Réseau complexe, touffu, potentiellement dangereux, dans lequel il faut veiller à ne pas perdre le nord et la tête, mais qui est aussi un chemin excitant vers de nouvelles façons de penser et de faire, une manière de réenclencher de l’énergie et du mouvement dans un système qui n’avançait plus. Il serait beau et réjouissant qu’au-delà des polémiques, des affrontements et des procès, ce qui se passe et se dit aujourd’hui fasse progressivement émerger la forme du (des) possible(s). C’est un changement qui nous concerne, qui nous stimule, et que nous nous emploierons ici, de toutes les façons possibles, à accompagner, questionner, analyser et, autant que possible, accélérer.

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Nicolas Marcadé