KAREL OCH

Directeur du festival de Karlovy Vary (République Tchèque)

If you wish to read this article in english, please follow this link.

QUELQUES MOTS SUR L'HUMILITÉ

Les années 1960 ont sans aucun doute été les plus importantes de l’histoire du cinéma tchèque. L’école de cinéma FAMU à Prague – mère nourricière de Vera Chytilova, Milos Forman et Pavel Juracek, pour ne citer que quelques -uns des réalisateurs exceptionnels qui en sortirent – était devenu l’épicentre créatif du pays. De plus, l’école offrait un espace de dialogue entre les futurs artistes et les futurs chercheurs, historiens et journalistes de cinéma qui partageaient à chaud leurs impressions sur le travail des premiers.
En 1968, la faculté d’études cinématographiques a été transférée de la FAMU à la Faculté des Arts de la Charles University. Cette séparation a été fatale et a nuit encore davantage à la qualité de la production cinématographique, même après la fin des années de censure, suite à la chute du communisme, en 1989. Pendant les années 1990, les étudiants qui apprenaient à faire des films à la FAMU considéraient leurs anciens camarades, qui dorénavant étudiaient dans de nouveaux locaux, comme des théoriciens qui ne comprenaient rien à la réalisation d’un film. En réaction, les critiques en herbe avaient une piètre opinion du niveau de connaissances en matière d’histoire du cinéma des futurs réalisateurs. Le dialogue avait fait place à une hostilité mesquine.
Le cinéma tchèque a, depuis, eu du mal à s’implanter au-delà des frontières du pays. Les réalisateurs y sont comme des îles sans ponts pour faire le lien entre eux et créer une réelle communauté. Le dialogue entre ceux qui créent et ceux qui analysent reste paralysé, peut-être par peur de l’affrontement ou par crainte de s’aventurer sans expertise dans le domaine de l’autre.
Le 21 Décembre 2020, le réalisateur et philosophe tchèque Karel Vachek est décédé. Bien que son œuvre sans concessions et ses opinions n’aient appartenu à aucun mouvement en particulier, on peut dire que ce jour-là le dernier des grands auteurs des années 1960 a disparu. Il était connu pour l’extrême longueur de ses films, qu’on ne voyait pratiquement qu’en festival et qui restaient le plus souvent inaccessibles au grand public. Également enseignant réputé à la FAMU, Vachek avait, parmi ses étudiants mais aussi parmi les critiques, un petit groupe de disciples qui défendait toujours son travail. Ainsi, la couverture de sa mort par les médias officiels a été assez surprenante. Les grands médias ont publié de longs éloges funèbres et lui ont offert une surprenante et assez superficielle "panthéonisation” en mettant en valeur l’importance de son œuvre pour le cinéma tchèque international, ce qui était en contradiction évidente avec l’injuste négligence et le mépris qu’ils lui avaient témoigné de son vivant. Vachek est resté une île, en dépit de ces artificiels efforts pour construire un pont, à un moment où il n’était plus là pour en discuter le choix des matériaux de construction.
Mon propos ici n’est pas de polémiquer sur la qualité de la critique en tant que telle, mais plutôt d’essayer de comprendre sa portée. Ce sombre exemple ne fait que renforcer mon impression que les critiques vivent un peu dans une bulle de nos jours. Lors des événements liés au cinéma, en République Tchèque (et ailleurs), on voit souvent un petit groupe assis autour d’une table, en pleine discussion - on y trouve généralement des producteurs, des distributeurs, des programmateurs et des réalisateurs. Mais il est rare d’y trouver des critiques. Peut-être y a-t-il une autre table, un peu plus loin, autour de laquelle sont assis les journalistes, échangeant des opinions sur le film et sur les convives de la première table. Pourquoi cette ségrégation ? Est-ce de notre faute, à nous autres, assis à la première table, qui ne montrons pas assez de respect envers la critique ? N’en faisons-nous pas assez pour permettre à leurs textes si complexes de pénétrer l’esprit et le cœur des créateurs dont ils explorent le travail ? Ou la faute revient-elle à ces critiques qui se prennent trop au sérieux et oublient qu’ils n’existent que parce que les réalisateurs continuent à faire des films ?
J’ai souvent pensé que le plus difficile pour un programmateur qui a une expérience journalistique était d’identifier le moment où il doit arrêter de se comporter comme le critique de base, qui filtre toute expérience de visionnage à travers sa propre personnalité et en tire une opinion purement subjective. Car être programmateur implique de savoir, au contraire, composer, le plus souvent en collaboration avec une équipe, une sélection de films que les différents publics accueilleront de bon cœur, quelles que soient leurs sensibilités.
Mais maintenant je me demande s’il est vraiment nécessaire d'opposer ces deux visions. Pourquoi ne pas considérer les programmateurs et les critiques comme des collaborateurs ? Après tout, au-delà du fait de participer ensemble à “glamouriser” les cinéastes art et essai, tous deux doivent avant tout les encourager dans leur travail, en leur donnant confiance pour oser repousser les limites. Afin que puisse reprendre le dialogue entre les créateurs et les critiques, il importe que ces derniers comprennent que les artistes ont besoin de leur protection et de leur compréhension ; de leur soutien plus que de leur jugement. Ils ont besoin que la critique se montre modeste et passionnée dans sa mission d’appui, que les films ne soient pas un simple prétexte aux “ego-trip” de ceux qui n’existent que grâce à l’infatigable créativité des artistes, à qui nous devons tous notre amour du septième art. 

Karel Och