LIANG YING

Productrice (Factory Gate Films - Chine)

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« Je “regarde” des films depuis que je suis toute petite, mais je n’ai commencé à “voir” et “entendre” des films qu’à partir du moment où j’ai commencé à lire de la critique. À l’époque, en Chine, il n’y avait pas beaucoup de revues de cinéma et elles n’étaient pas vraiment accessibles - du moins si l’on ne venait pas d’une famille ayant déjà une certaine culture du cinéma et si l’on n’avait pas grandi dans une ville comme Pékin ou Shanghai. C’est donc grâce à Internet que j’ai commencé à suivre quelques critiques très populaires, comme Weixidi ou Yunzhong. Plus tard, quand je suis arrivée en France, en 2005, j’ai lu plus systématiquement des revues spécialisées, notamment les Cahiers du cinéma. Depuis que je lis les critiques, non seulement ma liste de films “vus” et “à voir” s’allonge de façon considérable, mais j’ai également appris à distinguer les “bons films” des “mauvais” et des “médiocres” - de façon très subjective, bien entendu. Donc oui, la critique a joué un rôle important dans ma découverte du cinéma.

Pour nous, les producteurs, la critique peut être à la fois une partenaire et une menace. La critique peut être aussi bien analytique qu’émotionnelle, aussi subjective qu’objective, et en ce sens pas forcément juste. Séjour dans les Monts Fuchun a été très bien accueilli par les critiques du monde entier et a reçu plusieurs prix (parmi lesquels celui du meilleur premier film étranger décerné par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma). Il y a eu une interaction superbe entre les critiques et les spectateurs français lors de la sortie du film. Nous en sommes vraiment ravis et reconnaissants. En revanche un autre de nos films a été très mal reçu par la critique en raison de son sujet et de l’austérité de son style. À cause de ces mauvais retours critiques, notre distributeur a décidé de reporter la sortie de ce film. En ce sens, en tant que productrice j’aurais du mal à dire si les critiques sont mes alliés ou mes ennemis : ils sont alternativement les deux.

En Chine, le succès critique d’un film est perçu comme une validation des compétences du réalisateur. Car il y a, ici, beaucoup trop de réalisateurs qui ne savent pas faire du cinéma. C’est donc important car cela rassure les investisseurs pour les films suivants. Entre producteurs de films d’auteurs nous en rigolons souvent, mais c’est un fait que les réalisateurs progressent toujours plus vite que nous. En effet, dès que leurs premiers longs métrages - qui sont souvent des films art et essai à petit budget - marchent, ils deviennent la cible des gros studios et se font, immédiatement et sans hésitation, embarquer dans le marché des capitaux. Pendant ce temps, nous, nous continuons à faire des petits films, avec de petits bénéfices ou même sans…

Dans mon pays l’impact des critiques “sérieuses” sur les entrées en salle est limité. D’abord parce que le marché du cinéma concerne avant tout un public très jeune. Cette génération a grandi avec internet et son appréhension du monde dépend beaucoup des réseaux sociaux.  La promotion se fait donc le plus souvent par le biais des stars sur les réseaux. Ensuite, la Chine ayant une forte population, le nombre de cinéphiles que des critiques peuvent atteindre est limité. Dès lors, comment toucher les jeunes, qui n’ont pas l’habitude de regarder des films art et essai, surtout  quand l’algorithme d’Internet élimine automatiquement des informations qu’ils ne regardent pas souvent ? C’est l’énigme à laquelle se confrontent en permanence les producteurs.

Aujourd’hui, non seulement la critique a un champ d’action plus large (avec le développement des plateformes et des séries), mais les formes qu’elle peut prendre sont également devenues multiples. Si le cinéma peut se développer au-delà des salles, via les ordinateurs, les téléphones mobiles, les tablettes ou les Home-Cinémas, pourquoi la critique ne pourrait-elle pas se développer au-delà de la presse traditionnelle, via les réseaux sociaux ou les applications comme YouTube ou TikTok, avec les nouvelles formes (podcasts, montages vidéo...) qu’elles permettent ? Quoi qu’il en soit, dans cette époque où les images se répandent de façon illimitée et souvent gratuite, la critique constitue la dernière utopie pour résister au débordement d’informations et maintenir un chemin vers l’essence du cinéma. »

Propos recueillis par Chloé Rolland