XAVIER LARDOUX (France)

Directeur du cinéma et de l’audiovisuel au sein du CNC [Centre National du Cinéma et de l’image animée] (France)

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ELOGE DE LA CRITIQUE

Ce qui rend aujourd’hui la critique plus fondamentale encore qu’hier, c’est cet âge d’or inédit de l’image que nous traversons. Jamais autant d’images, de films, de séries, n’ont été produits depuis l’invention du cinéma il y a 125 ans. Cette offre infinie nécessite, au-delà des algorithmes, d’être accompagné, guidé, aiguillé. Or la critique, c’est précisément l’inverse de l’algorithme. La critique, c’est ce qui met en perspective, en filiation, c’est ce qui crée des passerelles et des ponts. Oui, la critique aide à faire des films, mais elle va au-delà : elle ouvre, elle dessille les yeux. Ce qui définit l’œuvre d’art, pour ma part, qu’elle soit sérielle ou cinématographique, c’est le geste de mise en scène qui l’accompagne. Et la critique est faite justement pour révéler ce geste, ce point de vue, pour aider les cinéastes, les spectateurs à aiguiser leur regard, pour les aider à voir et à penser.
 
Jean Collet, qui m’a enseigné la critique, me rappelait souvent, qu’à ses yeux, la critique est à l’image de la psychanalyse (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le cinéma et la psychanalyse sont nés au même moment). En effet, l’une et l’autre ont pour objet la mise en lumière de ce qui est latent : la critique permet de révéler ce qui est sous-jacent, ce que l’on ne parvient pas à formuler spontanément, elle permet de verbaliser ce que l’on n’avait pas su ou ce que l’on n’avait pas pu voir pendant la projection.
 
Pour reprendre le paradoxe de Heidegger selon lequel "l’art est précisément la mise en œuvre de la vérité", c’est, en faisant un détour par la fiction, donc par le faux, que le cinéma met en œuvre la vérité. C’est pourquoi dans l’actuel foisonnement d’œuvres, la critique est plus que jamais nécessaire pour analyser la mise en scène de la fiction ; et donc, essentielle pour  décrypter le monde dans lequel nous vivons. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le CNC a récemment mis en place un soutien financier aux livres et aux revues de cinéma.
 
Plus largement, les jeunes générations ne sont pas suffisamment habituées à décrypter les images. Cela implique, d’abord, une réinvention de la critique elle-même, un renouveau de sa diffusion, au-delà de la traditionnelle presse écrite. Cela implique une présence forte de la critique, notamment sur les réseaux sociaux, afin de toucher, par l’image ou le son, les jeunes générations.

Mais ce besoin de décrypter les images implique aussi, dès le plus jeune âge, une éducation à l’image extrêmement volontariste d’un point de vue politique, et qui doit passer par la critique. L’éducation aux images devrait être une matière enseignée obligatoirement au même titre que la musique ou les arts plastiques. Décrypter les images, omniprésentes sur tous nos écrans, sur tous les réseaux sociaux, c’est aujourd’hui plus nécessaire encore pour décrypter le monde. L’éducation aux images est un enjeu artistique, économique et démocratique. La nécessité de porter un regard critique, la nécessité d’appréhender l’art, c’est ce que la philosophe américaine Martha Nussbaum appelle élégamment "les émotions démocratiques". La critique est tout simplement vitale car elle est un regard sur le monde, "une émotion démocratique".

Xavier Lardoux

© Photo Xavier Lardoux : Unifrance