ROXANE ARNOLD

Distributrice (Pyramide - France)

If you wish to read this article in english, please follow this link.

LA (SEMAINE DE LA) CRITIQUE ET MOI

1992/1995 : années collège. Je vais au cinéma deux fois par semaine, avec mon père ou mes amis, surtout au Gaumont Wilson à Toulouse et au Ciné 32 à Auch, surtout des films américains, surtout en VF. Ma bible, c’est Première, je suis abonnée et lis chaque ligne. Pour rien au monde, je ne rate un film qui est en couverture, jamais je n’ai lu un seul mensuel cinéma avec tant d’attention dans ma vie par la suite. En parallèle, je regarde beaucoup de films sur la télé familiale, des films français, ceux diffusés le mardi soir, ou ceux en VHS précieusement enregistrés par ma mère. L’article de Télérama est glissé à l’intérieur de chaque pochette. Je le lis après chaque visionnage, ça me plait.

1995/1998 : années lycée. Je découvre le cinéma Utopia qui s’est installé au centre de Toulouse, j’y passe tout mon temps, au moins trois soirs par semaine. Mon journal cinéma, c’est leur Gazette, je l’attends chaque mois avec délectation, pour lire les critiques, découvrir les films coup de cœur, et bien sûr étudier attentivement les grilles horaires autour desquelles mon quotidien s’organisera. Des années plus tard, je rencontrerai l’équipe Utopia et je les entendrai se plaindre de souvent faire la queue pendant des heures à Cannes sans réussir à entrer en salle, alors que tous les journalistes leur passent devant... “Nous, on écrit les critiques de nos gazettes qui sont lues et suivies par des dizaines de milliers de personnes”...

1998/2002 : années Sciences Po Paris. Toujours amoureuse du cinéma et tant de nouvelles salles à découvrir ! Maintenant je lis Libération tous les jours et Les Inrocks toutes les semaines, leurs critiques guident mes sorties. Je commence à m’intéresser aux noms des journalistes et à repérer des plumes qui me plaisent. Evidemment, Gérard Lefort me fait beaucoup rire et Serge Kaganski me passionne. Souvent, je me dis qu’un regard féminin me manque. Des années après, je le trouverai enfin dans les mots précieux de Guillemette Odicino et Sophie Avon.

2002/2004 : années Fémis. Je n’ai plus le temps de lire la presse tant je vais au cinéma tout le temps, pour voir tout ce qui sort et toutes les reprises, avec mes camarades. Les discussions avec eux sont mes nouvelles boussoles. À la fin du cursus, c’est aussi mon premier festival de Cannes, en 2004. Un jour, je vais voir CQ2 de Carole Laure à 8h30 en salle Buñuel, les fameuses séances de reprise de la Semaine de la critique... Je m’assois au troisième rang dans la salle, comme toujours depuis que j’ai lu dans Première que Tarantino en fait de même. Cinq minutes après mon installation, un homme me tape sur l’épaule et demande : “Excuse me, can I sit here?” en indiquant la place à côté de moi. C’est Quentin, président du jury de la compétition officielle, qui profite d’un trou dans son emploi du temps.

2004/2007 : années Mk2. Je dirige le cinéma Quai de Seine - Quai de Loire, le plus beau cinéma du monde. Je passe beaucoup de temps en caisse, où je découvre avec surprise que de nombreux spectateurs arrivent sans avoir décidé quoi voir et demandent des conseils : les caissiers disent ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont envie de voir, ils renvoient parfois vers Trois couleurs, le journal Mk2. Les caissiers plus influents que la critique ? Après quelques mois en poste, je crée le Deux lueurs, journal hebdomadaire destiné aux caissiers, dans lequel je suggère notamment des arguments à donner aux spectateurs en demande... Ce sera ma seule et unique incursion personnelle dans le monde de la rédaction de critiques.

2007/2021 : années Pyramide. J’arrive au service programmation fin août. Le premier film que je sors, le 5 septembre, c’est Les Méduses de Etgar Keret et Shira Geffen, Caméra d’or suite à sa présentation à la Semaine de la critique... Trois mois après, en décembre, ce sera XXY de Lucia Puenzo, Grand prix de la Semaine de la critique... Sans en connaitre encore l’équipe et sans avoir mis les pieds à l’espace Miramar, je sens déjà que ma vie chez Pyramide sera intimement liée à la Semaine de la critique. Depuis, nous pouvons fêter treize ans de souvenirs partagés, des liens amicaux tissés, la défense commune du cinéma qu’on aime : Eric Lagesse et moi d’un côté, de l’autre Charles Tesson, Rémi Bonhomme, Hélène Auclaire, Marion Dubois et leurs équipes. Les Caméras d’or pour Nuestras madres de César Diaz (2019) et La Terre et l’ombre de César Acevedo (2015), sont remportées et célébrées main dans la main. La belle année 2017, lorsque les deux films en séance spéciale étaient les nôtres : Petit paysan de Hubert Charuel et Une vie violente de Thierry de Peretti, aux projections mémorables. Les nombreux films présentés en compétition à la Semaine, tous tant aimés, dans une fierté partagée… Impossible de tous les citer : Sauvage de Camille Vidal Naquet, Hope de Boris Lojkine, Premières neiges de Aida Begic, Belle épine de Rebecca Zlotowski… À la Semaine, j’ai aussi découvert des réalisateurs que j’ai adorés et avec lesquels j’ai pu ensuite travailler pour leurs films suivants : Oliver Laxe, Nadav Lapid, David Perrault… J’y ai ressenti d’immenses émotions de cinéma, devant Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore ou Suzanne de Katell Quillévéré. Merci à la Semaine. Bien sûr, il y a aussi des désaccords, des films découverts à la Semaine comme spectatrice et que je n’ai pas du tout aimés, des films que Pyramide a proposé à la Semaine comme distributeur et qui ont été refusés, à ma grande déception et incompréhension… Comment le comité de sélection de la Semaine de la critique a-t-il pu passer à côté du chef d’œuvre Les Ogres de Léa Fehner ? Cela reste pour moi un mystère… Chez Pyramide, je découvre aussi les prix du syndicat français de la critique de cinéma, dont j’apprécie chaque année l’audace et la justesse. Là encore, ce sont de beaux souvenirs partagés, autour d’Angèle et Tony d’Alix Delaporte, Fatima de Philippe Faucon, Les Choses qu’on dit les choses qu’on fait d’Emmanuel Mouret. En 2017, double joie avec le doublé Meilleur film étranger / Meilleur premier film étranger pour Faute d’amour de Andreï Zviaguintsev et I Am Not A Witch de Rungano Nyoni.

Devenir distributrice a bien sûr changé mon rapport à la critique cinéma en général. Maintenant, je lis avant tout les critiques des films distribués par Pyramide, mais toutes les critiques les concernant ! Joies de l’argus. Je ressens encore une piqure de stress à chaque mail reçu, en ouvrant la pièce jointe : la crainte d’une critique négative, ou, parfois pire encore, d’une critique politique mais qui ne donne pas envie de voir le film. Pourtant la foi en la critique m’habite comme au premier jour. J’ai la certitude qu’elle garde un rôle déterminant dans la vie du cinéma et qu’il faut la chérir. 

Propos recueillis par Valérie Ganne