JOACHIM TRIER

Cinéaste (Norvège) 

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Aujourd’hui, les mondes des médias et du cinéma sont confrontés aux mêmes défis. On nous demande souvent des opinions et des histoires plus contrastées, plus conflictuelles, qui livrent une version plus tranchée de notre vision du monde. Il y a une pression qui pousse les journalistes à émettre des avis catégoriques pour faire du clic, et les cinéastes à écrire des récits simples à pitcher et donc à vendre. La critique devrait tendre vers la capacité qu’a l’art de traduire la complexité et l’ambivalence, les zones où l’on peut ressentir des choses différentes en même temps ; toutes choses qui ne peuvent pas se réduire à un simple avis péremptoire. Il ne s’agit pas seulement de dire “c’est bon” ou “c’est mauvais”, mais de se battre pour établir un échange qui ne soit pas aisément réductible. La critique, en tant que contraire de l’acte qui consiste simplement à apposer un tampon qualitatif sur les œuvres, est importante précisément en raison de cette pression commerciale que subissent à la fois les journalistes et les cinéastes. Elle doit se battre pour permettre aux spectateurs de découvrir des films plus nuancés, et qui ont peut-être besoin de plus de temps pour se distinguer. Il faut aider à partager et à protéger la complexité et les nombreuses possibilités qu’offre le cinéma.

C’est toujours un grand moment quand la critique me fait réfléchir et me rend curieux de découvrir un film. Lorsque je lis une critique qui me rend curieux, qui est développée au lieu de ne proposer qu’une simple sélection pour consommateurs. C’est plus important que jamais, car on a pléthore de choses à voir, mais il y a une sorte d’uniformité dans ce qui est traité. Tout le monde écrit à propos des mêmes choses au même moment. C’est amusant de voir quelqu’un mettre en avant un film qu’on n’aurait pas pu découvrir dans cette multitude de films. Ça me rend optimiste.

En tant que cinéaste, il y aura toujours des choses personnelles que j’ai entreprises, et pour lesquelles je pourrais penser avoir échoué. J’ai conscience de mes erreurs. Mais j’essaie de m’accepter en tant que cinéaste, et j’espère que je peux créer quelque chose qui échappe à mon contrôle. Je n’apprends pas grand chose quand quelqu’un dit “Ce n’est pas assez bon”. Ce n’est pas une surprise, j’ai l’habitude de me dire ça ! Mais je suis très heureux lorsque quelqu’un peut avoir un point de vue ou une interprétation inattendue. Cela m’inspire.

Je suis sincèrement reconnaissant à ceux qui apportent une appréciation critique sur mon travail, mais pour moi, ma créativité naît d’un endroit différent : d’un dialogue que j’ai avec moi-même, et avec le spectateur, envisagé comme entité abstraite. Et c’est valable pour les critiques aussi : je ne peux rien faire pour satisfaire les goûts de quelqu’un d’autre, mais je peux espérer que je vais pouvoir susciter de la curiosité. Ce regard critique sur mon propre travail et ce sentiment que je dois aller de l’avant, c’est un automatisme que partagent tous les gens créatifs : vous avez fait quelque chose, et ensuite vous avez besoin de faire quelque chose de nouveau. C’est un processus continu.

Dans le passé, la critique a aidé mes films. Elle leur a apporté une aide commerciale, ce qui est ironique. Je me souviens avoir eu pour mon premier film, Reprise, une critique en première page dans le New York Times, par une très bonne journaliste critique, Manhola Dargis. Elle avait écrit une critique très enthousiaste sur le film, dont la vie, dès lors, a été changée. J’avais l’impression que quelqu’un avait pris la défense d’un petit film sur le marché américain, et avait dit “Écoutez tous, vous n’avez pas entendu parler de ça !” J’ai donc cette expérience d’être aidé par les critiques. Mais j’ai aussi connu une forme de critique plus nonchalante, indifférente, et ça m’a blessé. J’étais très triste, donc, en tant que cinéaste, je suis très prudent sur la façon dont j’aborde les critiques, si je les lis ou non. J’ai tendance à attendre. Vous pouvez avoir beaucoup de critiques positives, puis vous en lisez une négative, et c’est celle-là dont vous vous souviendrez.

Il est toujours difficile de créer quelque chose. J’espère donc que les critiques vont prendre mon film pour ce qu’il est, et ne pas chercher à ce qu’il soit autre chose. Parce que vous ne pouvez faire que ce que vous faites. Parfois, je lis des critiques et je me dis : “Bon, ce journaliste veut que le film soit quelque chose, mais ce n’est pas ce que le réalisateur a essayé de faire.” Mais il n’est pas possible de se défendre, donc vous allez de l’avant et vous tournez de nouveaux films... Encore une fois, je suis plus intéressé par la lecture de critiques sur des films d’autres cinéastes, et qui sont porteuses d’un sens de la curiosité et de l’ouverture d’esprit. Je suis moins intéressé par quelqu’un qui chercherait à abattre un artiste. N’importe qui peut le faire. Dans la plupart des cas, les artistes et les gens créatifs que je connais ne travaillent pas en pensant que tout leur est facile et qu’ils disposent d’un contrôle total. La création est un processus très chaotique, j’espère donc que les critiques le comprennent et accordent du prix à la prise de risque et à la vulnérabilité, pas seulement à la virtuosité par exemple. Ces valeurs me sont très chères. Je dois ajouter que je ne veux pas donner d’instructions aux critiques, ils devraient pouvoir faire ce qu’ils veulent. Je ne suis qu’un artiste, je me mets en retrait : j’ai terminé mon plaidoyer !

Joachim Trier